La San-Felice, Tome II | Page 6

Alexandre Dumas, père

La reine, en récompense de ses bons services, venait de faire ce dernier
marquis.
Mais, cette nuit-là, la table était déserte, la lampe éteinte, la chambre
solitaire; le seul être vivant ou plutôt ayant apparence de vie qui
l'habitât était une pendule dont le balancement monotone et le timbre
strident troublaient seuls le silence funèbre qui semblait descendre du
plafond et peser sur le parquet.
On eût dit que les ténèbres qui régnaient éternellement dans cette
chambre en avaient épaissi l'air et l'avaient rendu semblable à cette
vapeur qui flotte au-dessus des marais; on sentait, en y entrant, que l'on
changeait non-seulement de température, mais encore d'atmosphère, et
que celle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l'air
extérieur, devenait plus difficile à respirer.
Le peuple, qui voyait les fenêtres de cette chambre constamment
fermées, l'avait appelée la chambre obscure; et, par les bruits vagues
qui s'en étaient échappés comme de toute chose mystérieuse, il avait,
avec le terrible instinct de divination qui le caractérise, à peu près
entrevu ce qui s'y passait, mais, comme ce n'était pas lui que menaçait
cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaient de cette
chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapper des têtes
plus hautes que la sienne, c'était lui qui parlait le plus de cette chambre,
mais c'était lui aussi qui, au bout du compte, la craignait le moins.
Au moment où la reine entra, pâle et éclairée comme lady Macbeth par
le reflet de la bougie qu'elle tenait à la main, dans cette chambre à
l'atmosphère épaisse, cette espèce d'échappement qui précède la
sonnerie se fit entendre, et la pendule sonna la demie après deux
heures.
Ainsi que nous l'avons dit, la chambre était vide, et, comme si elle se

fût attendue à y trouver quelqu'un, la reine parut s'étonner de cette
solitude. Un instant elle hésita à s'avancer; mais bientôt, surmontant
cette terreur qui l'avait prise au bruit inattendu de la pendule, elle
explora les deux angles de la chambre opposés au côté par lequel elle
était entrée, et vint, lente et pensive, s'asseoir à la table.
Cette table, tout au contraire de celle qui se trouvait chez le roi, était
couverte de dossiers comme le bureau d'un tribunal, et offrait en triple
tout ce qu'il fallait pour écrire, papier, encre et plumes.
La reine feuilleta distraitement les papiers; ses yeux les parcouraient
sans les lire, son oreille tendue essayait de saisir le moindre bruit, son
esprit errait loin du corps. Au bout d'un instant, ne pouvant contenir son
impatience, elle se leva, alla à la porte donnant sur l'escalier secret, y
appuya son oreille, et écouta.
Après quelques moments, elle entendit le grincement d'une clef qui
tournait dans la serrure, et murmura ce mot, qui peignit l'impatience
avec laquelle elle attendait:
--Enfin!
Puis alors, ouvrant la porte donnant sur un escalier sombre:
--Est-ce toi, Pasquale? demanda-t-elle.
--Oui, Votre Majesté, répondit une voix d'homme venant du bas de
l'escalier.
--Tu viens bien tard! dit la reine regagnant sa place d'un air sombre et le
sourcil froncé.
--Par ma foi! peu s'en est fallu que je ne vinsse pas du tout, répondit
celui à qui l'on faisait le reproche de manquer de diligence.
La voix se rapprochait de plus en plus.
--Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir du tout?

--Parce que la besogne a été rude là-bas, dit l'homme apparaissant enfin
à la porte de la chambre.
--Est-elle faite, du moins? demanda la reine.
--Oui, madame, grâce à Dieu et à saint Pasquale, mon patron, elle est
faite et bien faite; mais elle a coûté cher!
Et, en disant ces mots, le sbire déposait sur un fauteuil un manteau
contenant des objets qui rendirent un son métallique au contact du
meuble.
La reine le regarda faire avec une expression mêlée de curiosité et de
dégoût.
--Comment, cher? demanda-t-elle.
--Un homme tué et trois blessés, rien que cela.
--C'est bien. On fera une pension à la veuve et l'on donnera des
gratifications aux blessés.
Le sbire s'inclina en signe de remercîment.
--Ils étaient donc plusieurs? demanda la reine.
--Non, madame, il était seul; mais c'était un lion que cet homme; j'ai été
obligé de lui lancer mon couteau à dix pas; sans quoi, j'y passais
comme les autres.
--Mais enfin?
--Enfin, on en est venu à bout.
--Et vous lui avez pris les papiers de force?
--Oh! non, de bonne volonté, madame: il était mort.
--Ah! fit la reine avec un léger frisson. Ainsi, vous avez été obligé de le

tuer?
--Morbleu! plutôt deux fois qu'une, et cependant, foi de Simone! cela
m'a fait de la peine; il fallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le
service de Votre Majesté.
--Comment! cela t'a fait de la peine, de tuer un Français? Je ne te
croyais pas le
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