La San-Felice, Tome I | Page 6

Alexandre Dumas, père
nouveaux genres de mort que sa cruauté inventait: il a renouvelé les inventions de Procuste et de Mézence. Son amour du sang était tel, qu'il buvait celui qui sortait des blessures des malheureux qu'il assassinait ou faisait assassiner. _Celui qui écrit ces lignes l'a vu_ boire son propre sang après avoir été saigné, et rechercher avec avidité, dans la boutique d'un barbier, le sang de ceux que l'on venait de saigner avant lui. Il d?nait presque toujours ayant sur sa table une tête coupée et buvait dans un crane humain.
?C'est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait: _Mon général et mon ami_.?
Quant à nos autres personnages,--nous parlons des personnages historiques toujours,--ils rentrent un peu plus dans l'humanité: c'est la reine Marie-Caroline, dont nous essayerions de faire une esquisse préparatoire si cette esquisse n'avait été tracée à grands traits dans un magnifique discours du prince Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes les mémoires;--c'est Nelson, dont Lamartine a écrit la biographie;--c'est Emma Lyonna, dont la Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits;--c'est Championnet, dont le nom est glorieusement inscrit sur les premières pages de notre Révolution, et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber, comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur de ne pas survivre au règne de la liberté;--ce sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques figures comme en font rayonner les cataclysmes politiques, qui, en France, s'appellent Danton, Camille Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland, et qui, à Naples, s'appellent Hector Caraffa, Manthonnet, Schipani, Cirillo, Cimarosa, éléonore Pimentel.
Quant à l'héro?ne qui donne son nom au livre, disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom: la San-Felice.
En France, on dit, en parlant d'une femme noble ou simplement distinguée: Madame; en Angleterre: Milady ou Mistress; en Italie, pays de la familiarité, on dit: La une telle. Chez nous, cette dénomination serait prise en mauvaise part; en Italie, à Naples surtout, c'est presque un titre de noblesse.
Pas une seule personne à Naples, en parlant de cette pauvre femme que l'excès de son malheur a rendue historique, n'aurait l'idée de dire: ?Madame San-Felice,? ou: ?La chevalière San-Felice.?
On dit simplement: la San-Felice.
J'ai cru devoir conserver au livre, sans altération aucune, le titre qu'il emprunte à son héro?ne.
Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que j'avais à vous dire, nous entrerons en matière, si vous le voulez bien.
ALEX. DUMAS

LA SAN-FELICE

I
LA GALèRE CAPITANE.
Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la tombe du clairon d'Hector, a imposé le nom de promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui vit sur l'un de ses versants na?tre l'inventeur de la boussole, et sur l'autre errer proscrit et fugitif l'auteur de la Jérusalem délivrée, s'ouvre le magnifique golfe de Naples.
Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des milliers de barques, toujours retentissant du bruit des instruments et du chant des promeneurs, était, le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et plus animé encore que d'habitude.
Le mois de septembre est splendide à Naples, placé qu'il est entre les ardeurs dévorantes de l'été et les pluies capricieuses de l'automne; et le jour duquel nous datons les premières pages de notre histoire était un des jours les plus splendides du mois. Le soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéatre de collines qui semble allonger un de ses bras jusqu'à Nisida et l'autre jusqu'à Portici, pour presser la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, que surmonte, pareille à une couronne murale posée sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse des princes angevins.
Le golfe, immense nappe d'azur, pareil à un tapis semé de paillettes d'or, frissonnait sous une brise matinale, légère, balsamique, parfumée; si douce, qu'elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages qu'elle caressait; si vivace, que dans les poitrines gonflées par elle se développait à l'instant même cette immense aspiration vers l'infini, qui fait croire orgueilleusement à l'homme qu'il est, ou du moins qu'il peut devenir un dieu, et que ce monde n'est qu'une h?tellerie d'un jour, batie sur la route du ciel.
Huit heures sonnaient à l'église San-Ferdinando, qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.
Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le temps s'était à peine évanoui dans l'espace, que les mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient joyeusement et bruyamment par les ouvertures de leurs campaniles, et que les canons du fort de l'Oeuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant la ville d'une ceinture de fumée, tandis que le fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un cratère en éruption, improvisait, en face de l'ancien volcan muet, un Vésuve nouveau.
Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze une magnifique galère qui en ce moment se détachait du quai, traversait
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