La Recluse | Page 7

Pierre Zaccone
pour ne pas voir l'expression presque douloureuse qui
vint se refléter dans les yeux de Gaston de Pradelle.
-- Ah! je vous dis tout! poursuivit-elle d'un ton nerveux et contenu; je
n'avais pas même demandé au comte ce qu'il comptait faire de moi; je
m'étais donnée sans condition, sans réflexion, m'en remettant à lui du
soin de sauver mon honneur, si tant est qu'il dut y penser jamais! Vous
le voyez, Monsieur, la chute était complète... Et la seule chance de
réhabilitation possible consistait en un semblant de mariage contracté
un soir, sans témoins, dans quelque municipalité obscure, dont j'ai à
peine conservé le nom! Que valait cette cérémonie? Rien, sans doute!
Et que m'importait, d'ailleurs! Le rêve fut de si courte durée, que c'est à
peine si, depuis dix ans, il m'en reste quelque souvenir au coeur. J'avais
été heureuse plusieurs mois... Je m'étais endormie dans un amour que je
croyais éternel, et je ne me rappelle plus, à cette heure, que le réveil
terrible qui m'arracha à mon ivresse et me plaça brutalement en
présence de la plus horrible des réalités...
-- Pauvre femme! balbutia Gaston, ému.
-- Le comte avait disparu... et je restais seule avec l'enfant à laquelle je
venais de donner le jour.
-- Que fîtes-vous?
La jeune femme mordit ses lèvres avec rage.
--Ah! je n'eus pas une seconde d'hésitation, Monsieur, je le jure,
répondit-elle; quand je m'aperçus que le bonheur rêvé s'était effondré,

que je n'avais plus rien à espérer du misérable qui m'avait si
indignement trompée, il se fit en moi une révolution soudaine,
inattendue... Le mépris remplaça l'amour presque instantanément, et à
la place de l'amant disparu, je ne vis plus que l'enfant qui n'avait pas
demandé à naître et à laquelle je résolus de consacrer ma vie tout
entière!...
-- Voilà qui était bien.
-- Sans doute, et Dieu m'est témoin que je l'eusse fait comme je l'avais
résolu; seulement, j'avais compté sans mon père!...
-- Comment?
-- Depuis quelques jours il était de retour; il avait demandé à quitter la
marine pour entrer dans le service des arsenaux. Il ignorait ma honte;
mais quelqu'un se chargea de l'en instruire, et alors...
-- Qu'arriva-t-il?
-- Une nuit... j'étais seule... mon enfant dormait près de moi, je
travaillais avec acharnement pour gagner le pain de chaque jour... et, en
même temps, pour amasser la petite somme qui devait me permettre de
fuir et de me dérober à la colère de mon père; j'étais presque heureuse à
cette perspective de me retrancher du monde, ne pouvant croire
qu'aucun obstacle pût m'empêcher de mettre mon projet à exécution,
quand tout à coup la porte de ma chambre s'ouvrit brusquement, et
deux hommes en franchirent le seuil.
-- Quels étaient ces hommes?
-- L'un était mon père... l'autre un de ses anciens camarades, que j'avais
déjà vu une fois ou deux et qui commandait le cutter de l'État qui fait le
service de la côte. Je me levai, le coeur glacé, avec une subite
appréhension du danger, et je me précipitai vers le berceau, pour
défendre mon enfant, que je croyais surtout menacée! Mais mon père
me prit brutalement par le bras, et, pendant qu'il me nouait un bâillon
sur la bouche, son compagnon me garrottait énergiquement, de façon à

rendre tout cri et tout mouvement impossibles.
Quelques heures plus tard le cutter de l'État me déposait au pied du
phare où je pénétrais pour n'en plus sortir!...
-- Mais votre enfant?...
-- Je n'en ai pas eu de nouvelles.
-- Quoi! votre père ne vous a pas dit...
-- Pendant dix années, Monsieur, nous avons vécu ici, l'un près de
l'autre, sans échanger une parole. J'ai pleuré, j'ai supplié, j'ai menacé.
Cent fois, sous ses yeux, j'ai fait le mouvement de me précipiter sur les
rochers du phare, et il est resté muet, plus terrible que s'il m'eût
accablée de reproches ou tuée de sa main vengeresse.
-- C'est terrible.
-- N'est-ce pas?...
-- Et pendant ces dix ans, il ne s'est produit aucun incident?
-- Aucun.
-- Personne n'a abordé le phare?
-- Personne.
Il y eut un nouveau et long silence.
Gaston était fort troublé par le récit qu'il venait d'entendre, et une
suprême pitié s'élevait de son coeur à la pensée des tortures que la
malheureuse avait dû souffrir.
Elle avait été coupable, sans doute!... Mais comment excuser le
raffinement que l'on avait déployé dans le châtiment.
Il lui prit la main, et la serra avec intérêt.

Le sentiment qu'il éprouvait était, il faut le dire, d'une nature
exceptionnelle.
La jeune femme avait dû être fort belle, ainsi qu'elle l'avait dit
elle-même, mais le chagrin avait profondément altéré ses traits, et elle
ne conservait que de rares vestiges de sa beauté d'autrefois.
L'oeil seul avait encore tout son éclat et toute sa vivacité,
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