la première fois une femme nue. Je la vois encore. C'était l'Ève
d'une Bible en estampes. Elle avait un gros ventre et les jambes un peu
courtes, et elle s'entretenait avec le serpent dans un paysage hollandais.
Le possesseur de cette estampe m'inspira dès lors une considération qui
se soutint par la suite, quand je pris, grâce à M. Coignard, le goût des
livres.
A seize ans, je savais assez de latin et un peu de grec. Mon bon maître
dit à mon père:
--Ne pensez-vous point, mon hôte, qu'il est indécent de laisser un jeune
cicéronien en habit de marmiton?
--Je n'y avais pas songé, répondit mon père.
--Il est vrai, dit ma mère, qu'il conviendrait de donner à notre fils une
veste de basin. Il est agréable de sa personne, de bonnes manières et
bien instruit. Il fera honneur à ses habits.
Mon père demeura pensif un moment, puis il demanda s'il serait bien
séant à un rôtisseur de porter une veste de basin. Mais l'abbé Coignard
lui représenta que, nourrisson des Muses, je ne deviendrais jamais
rôtisseur, et que les temps étaient proches où je porterais le petit collet.
Mon père soupira en songeant que je ne serais point, après lui,
porte-bannière de la confrérie des rôtisseurs parisiens. Et ma mère
devint toute ruisselante de joie et d'orgueil à l'idée que son fils serait
d'église.
Le premier effet de ma veste de basin fut de me donner de l'assurance
et de m'encourager à prendre des femmes une idée plus complète que
celle que m'avait donnée jadis l'Ève de M. Blaizot. Je songeais
raisonnablement pour cela à Jeannette la vielleuse et à Catherine la
dentellière, que je voyais passer vingt fois le jour devant la rôtisserie,
montrant quand il pleuvait une fine cheville et un petit pied dont la
pointe sautillait d'un pavé à l'autre. Jeannette était moins jolie que
Catherine. Elle était aussi moins jeune et moins brave en ses habits.
Elle venait de Savoie et se coiffait en marmotte, avec un mouchoir à
carreaux qui lui cachait les cheveux. Mais elle avait le mérite de ne
point faire de façons et d'entendre ce qu'on voulait d'elle avant qu'on
eût parlé. Ce caractère était extrêmement convenable à ma timidité. Un
soir, sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, qui est garni de bancs
de pierre, elle m'apprit ce que je ne savais pas encore et qu'elle savait
depuis longtemps. Mais je ne lui en fus pas aussi reconnaissant que
j'aurais dû, et je ne songeais qu'à porter à d'autres plus jolies la science
qu'elle m'avait inculquée. Je dois dire, pour excuser mon ingratitude,
que Jeannette la vielleuse n'attachait pas à ces leçons plus de prix que je
n'y donnais moi-même, et qu'elle les prodiguait à tous les polissons du
quartier.
Catherine était plus réservée dans ses façons; elle me faisait grand'peur
et je n'osais pas lui dire combien je la trouvais jolie. Ce qui redoublait
mon embarras, c'est qu'elle se moquait sans cesse de moi et ne perdait
pas une occasion de me taquiner. Elle me plaisantait de ce que je
n'avais pas de poil au menton. Cela me faisait rougir et j'aurais voulu
être sous terre. J'affectais en la voyant un air sombre et chagrin. Je
feignais de la mépriser. Mais elle était bien trop jolie pour que ce
mépris fût véritable.
Cette nuit-là, nuit de l'Épiphanie et dix-neuvième anniversaire de ma
naissance, tandis que le ciel versait avec la neige fondue une froide
humeur dont on était pénétré jusqu'aux os et qu'un vent glacial faisait
grincer l'enseigne de la _Reine Pédauque_, un feu clair, parfumé de
graisse d'oie, brillait dans la rôtisserie et la soupière fumait sur la nappe
blanche, autour de laquelle M. Jérôme Coignard, mon père et moi,
étions assis. Ma mère, selon sa coutume, se tenait debout derrière le
maître du logis, prête à le servir. Il avait déjà rempli l'écuelle de l'abbé,
quand, la porte s'étant ouverte, nous vîmes frère Ange très pâle, le nez
rouge et la barbe ruisselante. Mon père en leva de surprise sa cuiller à
pot jusqu'aux poutres enfumées du plancher.
La surprise de mon père s'expliquait aisément. Frère Ange, qui, une
première fois, avait disparu pendant six mois après l'assommade du
coutelier boiteux, était demeuré cette fois deux ans entiers sans donner
de ses nouvelles. Il s'en était allé au printemps avec un âne chargé de
reliques, et le pis est qu'il avait emmené Catherine habillée en béguine.
On ne savait ce qu'ils étaient devenus, mais il y avait vent au Petit
Bacchus que le petit frère et la petite soeur avaient eu des démêlés avec
l'official entre Tours et Orléans. Sans compter qu'un vicaire de
Saint-Benoît criait comme un diable que ce pendard de capucin lui
avait volé son âne.
--Quoi, s'écria mon père, ce coquin n'est pas
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