hasard, un écu pour une lettre anonyme. Je
n'avais pas mangé depuis deux jours. Aussi me suis-je mis tout de suite
en quête d'un traiteur. J'ai vu, de la rue, votre enseigne enluminée et le
feu de votre cheminée, qui faisait flamber joyeusement les vitres. J'ai
senti sur votre seuil une odeur délicieuse. Je suis entré. Mon cher hôte,
vous connaissez maintenant ma vie.
--Je vois qu'elle est d'un brave homme, dit mon père, et, hors la vache à
Colas, il n'y a trop rien à y reprendre. Votre main! Nous sommes amis.
Comment vous appelez-vous?
--Jérôme Coignard, docteur en théologie, licencié ès arts.
Ce qu'il y a de merveilleux dans les affaires humaines, c'est
l'enchaînement des effets et des causes. M. Jérôme Coignard avait bien
raison de le dire: A considérer cette suite bizarre de coups et de
contre-coups où s'entre-choquent nos destinées, on est obligé de
reconnaître que Dieu, dans sa perfection, ne manque ni d'esprit ni de
fantaisie, ni de force comique; qu'il excelle au contraire dans
l'imbroglio comme en tout le reste, et qu'après avoir inspiré Moïse,
David et les prophètes, s'il daignait inspirer M. Le Sage et les poètes de
la foire, il leur dicterait les pièces les plus divertissantes pour Arlequin.
C'est ainsi que je devins latiniste parce que frère Ange fut pris par les
sergents et mis en chartre ecclésiastique, pour avoir assommé un
coutelier sous la tonnelle du Petit Bacchus. M. Jérôme Coignard
accomplit sa promesse. Il me donna ses leçons, et, me trouvant docile
et intelligent, il prit plaisir à m'enseigner les lettres anciennes. En peu
d'années il fit de moi un assez bon latiniste.
J'ai gardé à sa mémoire une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie.
On concevra toute l'obligation que je lui ai, quand j'aurai dit qu'il ne
négligea rien pour former mon coeur et mon âme en même temps que
mon esprit. Il me récitait les Maximes d'Épictète, les Homélies de saint
Basile et les Consolations de Boèce. Il m'exposait, par de beaux extraits,
la philosophie des stoïciens; mais il ne la faisait paraître dans sa
sublimité que pour l'abattre de plus haut devant la philosophie
chrétienne. Il était subtil théologien et bon catholique. Sa foi demeurait
entière sur les débris de ses plus chères illusions et de ses plus légitimes
espérances. Ses faiblesses, ses erreurs, ses fautes, qu'il n'essayait ni de
dissimuler ni de colorer, n'avaient point ébranlé sa confiance en la
bonté divine. Et, pour le bien connaître, il faut savoir qu'il gardait le
soin de son salut éternel dans les occasions où il devait, en apparence,
s'en soucier le moins. Il m'inculqua les principes d'une piété éclairée. Il
s'efforçait aussi de m'attacher à la vertu et de me la rendre, pour ainsi
dire, domestique et familière par des exemples tirés de la vie de Zénon.
Pour m'instruire des dangers du vice, il puisait ses arguments dans une
source plus voisine, me confiant que, pour avoir trop aimé le vin et les
femmes, il avait perdu l'honneur de monter dans une chaire de collège,
en robe longue et en bonnet carré.
A ces rares mérites il joignait la constance et l'assiduité, et il donnait
ses leçons avec une exactitude qu'on n'eût pas attendue d'un homme
livré comme lui à tous les caprices d'une vie errante et sans cesse
emporté dans les agitations d'une fortune moins doctorale que
picaresque. Ce zèle était l'effet de sa bonté et aussi du goût qu'il avait
pour cette bonne rue Saint-Jacques, où il trouvait à satisfaire tout
ensemble les appétits de son corps et ceux de son esprit. Après m'avoir
donné quelque profitable leçon en prenant un repas succulent, il faisait
un tour au Petit Bacchus et à l'_Image Sainte-Catherine_, trouvant
réunis ainsi dans un petit espace de terre, qui était son paradis, du vin
frais et des livres.
Il était devenu l'hôte assidu de M. Blaizot, le libraire, qui lui faisait bon
accueil, bien qu'il feuilletât tous les livres sans faire emplette d'aucun.
Et c'était un merveilleux spectacle de voir mon bon maître, au fond de
la boutique, le nez enfoui dans quelque petit livre fraîchement venu de
Hollande et relevant la tête pour disserter selon l'occurrence, avec la
même science abondante et riante, soit des plans de monarchie
universelle attribués au feu roi, soit des aventures galantes d'un
financier et d'une fille de théâtre. M. Blaizot ne se lassait pas de
l'écouter. Ce M. Blaizot était un petit vieillard sec et propre, en habit et
culotte puce et bas de laine gris. Je l'admirais beaucoup et je
n'imaginais rien de plus beau au monde que de vendre comme lui des
livres, à _l'Image Sainte-Catherine_.
Un souvenir contribuait à revêtir pour moi la boutique de M. Blaizot
d'un charme mystérieux. C'est là qu'un jour, étant très jeune, j'avais vu
pour
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.