les malheurs domestiques 15 où plongent les engagements; et elle lui faisoit voir, d'un autre c?té, quelle tranquillité suivoit la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnoit d'éclat et d'élévation à une personne qui avoit de la beauté et de la naissance; mais elle lui faisoit voir aussi combien il étoit difficile de 20 conserver cette vertu que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.
Cette héritière étoit alors un des grands partis qu'il y e?t 25 en France; et, quoiqu'elle f?t dans une extrême jeunesse, l'on avoit déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui étoit extrêmement glorieuse, ne trouvoit presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la Cour. Lorsqu'elle arriva, 30 le Vidame alla au-devant d'elle; il fut surpris de la grande beauté de Mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison: la blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnoient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle; tous [Page 6] ses traits étoient réguliers, et son visage et sa personne étoient pleins de grace et de charme.
Le lendemain qu'elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquoit par tout le monde. Cet homme étoit venu de Florence avec la Reine, 5 et s'étoit tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissoit plut?t celle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y étoit, le prince de Clèves y arriva: il fut tellement surpris de sa beauté, qu'il ne put cacher sa surprise, et Mademoiselle de Chartres ne put s'empêcher de 10 rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avoit donné; elle se remit néanmoins, sans témoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devoit donner pour un homme tel qu'il paroissoit. Monsieur de Clèves la regardoit avec admiration, et il ne pouvoit comprendre 15 qui étoit cette belle personne qu'il ne connoissoit point. Il voyoit bien, par son air et par tout ce qui étoit à sa suite, qu'elle devoit être d'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisoit croire que c'étoit une fille; mais, ne lui voyant point de mère, et l'Italien, qui ne la connoissoit 20 point, l'appelant Madame, il ne savoit que penser, et il la regardoit toujours avec étonnement. Il s'aper?ut que ses regards l'embarrassoient, contre l'ordinaire des jeunes personnes, qui voient toujours avec plaisir l'effet de leur beauté; il lui parut même qu'il étoit cause qu'elle avoit de l'impatience 25 de s'en aller, et en effet elle sortit assez promptement. Monsieur de Clèves se consola de la perdre de vue, dans l'espérance de savoir qui elle étoit; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connoissoit point. Il demeura si touché de sa beauté et de l'air modeste qu'il avoit remarqué 30 dans ses actions, qu'on peut dire qu'il con?ut pour elle, dès ce moment, une passion et une estime extraordinaire.
Il alla le soir chez Madame, soeur du Roi. Il étoit si rempli de l'esprit et de la beauté de Mademoiselle de [Page 7] Chartres, qu'il ne pouvoit parler d'autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvoit se lasser de donner des louanges à cette personne qu'il avoit vue, qu'il ne connoissoit point. Madame lui dit qu'il n'y avoit point de personnes comme celle qu'il dépeignoit; et que, s'il y en 5 avoit quelqu'une, elle seroit connue de tout le monde. Madame de Dampierre, qui étoit sa dame d'honneur, et amie de Madame de Chartres, entendant cette conversation, s'approcha de cette princesse, et lui dit tout bas que c'étoit sans doute Mademoiselle de Chartres que Monsieur de 10 Clèves avoit vue. Madame se retourna vers lui, et lui dit que, s'il vouloit revenir chez elle le lendemain, elle lui feroit voir cette beauté dont il étoit si touché. Mademoiselle de Chartres parut en effet le jour suivant: elle fut re?ue des Reines avec tous les agréments qu'on peut s'imaginer, avec 15 une telle admiration de tout le monde, qu'elle n'entendoit autour d'elle que des louanges. Elle les recevoit avec une modestie si noble, qu'il ne sembloit pas qu'elle les entend?t, ou du moins qu'elle en f?t touchée. Elle alla ensuite chez Madame, soeur du Roi. Cette princesse, après avoir 20 loué sa beauté, lui conta l'étonnement qu'elle avoit donné à Monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.
"Venez, lui dit-elle; voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si, en vous montrant Mademoiselle de Chartres, 25 je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez; remerciez-moi au moins de lui avoir appris l'admiration que vous aviez déjà pour
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