La Princesse De Clèves | Page 6

Madame de Lafayette
vaillant, hardi, libéral; toutes ces bonnes qualités étoient vives et éclatantes; 5 enfin il étoit seul digne d'être comparé au duc de Nemours,[2] si quelqu'un lui e?t pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la nature; ce qu'il avoit de moins admirable, c'étoit d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettoit au-dessus des 10 autres étoit une valeur incomparable et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul. Il avoit un enjouement qui plaisoit également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller 15 qui étoit toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisoit qu'on ne pouvoit regarder que lui dans tous les lieux où il paroissoit.
Le Roi alloit jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimoit. 20 Il n'avoit pas toutes les grandes qualités, mais il en avoit plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre: aussi avoit-il eu d'heureux succès; et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin,[3] son règne n'avoit été qu'une suite de victoires: les Anglois avoient été chassés de France, 25 et l'Empereur Charles-Quint[4] avoit vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz,[5] qu'il avoit assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avoit diminué l'espérance de nos conquêtes, et que depuis la fortune avoit 30 semblé se partager entre les deux Rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix.
Cercamp,[6] dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Les principaux articles étoient [Page 4] le mariage de Madame Elisabeth de France avec don Carlos,[1] infant d'Espagne, et celui de Madame, soeur du Roi, avec Monsieur de Savoie.[2]
Le Roi demeura cependant sur la frontière, et il y re?ut la nouvelle de la mort de Marie, Reine d'Angleterre.[3] Il 5 envoya le comte de Randan à Elisabeth,[4] pour la complimenter sur son avénement à la couronne. Elle le re?ut avec joie: ses droits étoient si mal établis, qu'il lui étoit avantageux de se voir reconnue par le Roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la Cour de France et du 10 mérite de ceux qui la composoient; mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince et avec tant d'empressement, que, quand Monsieur de Randan fut revenu et qu'il rendit compte au Roi de son voyage, il lui dit qu'il n'y avoit rien 15 que Monsieur de Nemours ne p?t prétendre auprès de cette princesse, et qu'il ne doutoit point qu'elle ne f?t capable de l'épouser. Le Roi en parla à ce prince dès le soir même; il lui fit conter par Monsieur de Randan toutes ses conversations avec Elisabeth, et lui conseilla de tenter cette 20 grande fortune, mais ce prince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles, qui étoit un jeune homme d'esprit, son favori, pour voir les sentiments de la Reine, et pour tacher de commencer quelque liaison.[5] En attendant l'événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui étoit alors 25 à Bruxelles avec le Roi d'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstacles à la paix. L'assemblée se rompit à la fin de novembre, et le Roi revint à Paris.
Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'étoit une beauté parfaite, 30 puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on étoit si accoutumé à voir de belles personnes. Elle étoit de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père étoit mort jeune, et [Page 5] l'avoit laissée sous la conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étoient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avoit passé plusieurs années sans revenir à la Cour. Pendant cette absence, elle avoit donné ses soins à l'éducation de sa fille; 5 mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner; Madame de Chartres avoit 10 une opinion opposée: elle faisoit souvent à sa fille des peintures de l'amour, elle lui montroit ce qu'il a d'agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenoit de dangereux; elle lui contoit le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité,
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