à un murmure de harpe, lorsque dans chaque mouvement s'exprima la grande ame de la poétesse adorée du peuple et souveraine des coeurs rentrant victorieuse des jeux olympiques, Sapho lui parut être la divine Sophie elle-même, la femme fière et dominatrice, despotique en amour, comme en art. Il sentit alors combien follement il l'aimait, mais aussi à quel point le courage lui manquerait de jamais lui demander ses faveurs.
Grillparzer et Sophie fêtèrent ce soir un triomphe complet et qui ne devait être surpassé que plus tard, lorsque, en Médée, la Schroeder pétrifia littéralement son auditoire par le mot trois fois répété: ?Malheur?!
C'est surtout à la tombée du rideau que les applaudissements devinrent délirants et, pendant que Sophie se voyait contrainte de para?tre et de repara?tre indéfiniment, le Polonais, saisi d'une idée subite, enjamba la rampe de l'orchestre et fut en quelques instants dans la rue.
Mlle Babette était, comme toujours, rentrée la première à la maison, afin de s'occuper du thé que Sophie aimait à trouver tout fumant sur la table. Elle haletait en montant les marches de l'escalier et tatonna en cherchant le trou de la serrure. Soudain, une main glacée s'empara de la sienne et elle sentit une ombre se dresser près d'elle.
Mlle Babette en éprouva une telle frayeur que la voix lui manqua pour crier. En ces temps de romantisme et d'histoires de brigands, l'apparition d'un revenant était, pour une imagination exaltée par les pièces de théatre et les romans, quelque chose de tout naturel.
La gouvernante tremblait de tous ses membres et mena?ait de s'évanouir. Heureusement, une formule pour conjurer les esprits lui revint en mémoire, et elle murmura d'une voix étouffée par l'angoisse:
--Tous les bons esprits louent le Seigneur.
--Je suis un très bon esprit, répondit une voix douce, et le Seigneur que je loue, s'appelle Sophie Schroeder.
--Qui êtes-vous? questionna Fr?ulein Babette légèrement rassurée, et que me voulez-vous à cette heure?
--Ouvrez d'abord, poursuivit l'invisible visiteur, et faites de la lumière, je m'expliquerai ensuite.
--Mais je ne puis vous laisser entrer, soupira Mademoiselle, vous êtes peut-être....
--Rinaldo Rinaldini ou Jaromir en personne? railla le noctambule. Tranquillisez-vous, je ne suis ni un brigand, ni un démon de l'enfer, ni même un simple revenant, seulement un enthousiaste adorateur de la divine Schroeder et de son talent.
--Et vous venez si tard ...
--Je le sais bien, mademoiselle Babette, mais il me faut vous parler, à vous seule. Ouvrez, au nom du ciel, sans quoi Sapho va revenir et tout serait perdu.
Mlle Babette, se laissant enfin convaincre, ouvrit et chercha du feu. A la lumière douteuse d'une chandelle, elle reconnut le Polonais. Il se tenait devant elle, moitié gêné, moitié railleur, enveloppé d'un long manteau et tenant à la main une magnifique couronne de lauriers.
--Ah! c'est vous, dit-elle. Et vous désirez que je remette cette couronne à la Schroeder?
Elle étendait sa maigre main, pour la prendre.
--Certainement, je le veux, mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander.
--Parlez vite, car elle va venir, et il faut qu'elle trouve son thé prêt, sans quoi elle se fachera.
--Laissez-le-moi faire. Nous autres Polonais nous y entendons à la perfection. Je serai si heureux que la grande Sapho b?t, ce soir, du thé préparé de ma main.
--Nous n'avons pas le temps ...
--Plus qu'il ne faut.
Babette secoua la tête, puis se hata de chercher ce qu'il fallait.
--Au moins, entrez dans ma chambre, continua-t-elle, afin que je puisse vous faire sortir inaper?u. Par ici, monsieur le Comte.
On donnait, en ce temps, le titre de comte à tous les Polonais indistinctement.
Le jeune homme obéit et fit montre d'une véritable virtuosité à composer le breuvage ambré.
Mlle Babette ne revenait pas de son étonnement. Tout en manipulant le samovar, il s'entretenait avec la gouvernante.
--Donc, chère Mademoiselle, vous lui remettrez la couronne?
--Certainement.
--Et vous lui exprimerez toute ma fervente admiration pour son r?le d'aujourd'hui?
--Oui, monsieur le Comte.
--Elle a été insurpassable.
--Grandiose!
--Vous comprenez donc que je vénère votre ma?tresse.
--Je m'étonnerais du contraire.
--Et vous comprenez que je l'aime, que je suis forcé de l'aimer, de l'adorer?
--Si j'étais homme, je ferais comme vous.
--Par conséquent, ma chère, ma bonne, mon angélique Mademoiselle, procurez-moi quelque chose que Sophie Schroeder ait porté, et si ce n'était qu'un simple ruban ayant reposé sur sa divine poitrine, je le conserverais comme un fétiche, un talisman, aussi longtemps que je vivrais et jusqu'à l'heure de ma mort.
--C'est ce que je ne puis pas, monsieur le Comte.
--Vous ne pouvez pas? se récria le Polonais. Et me laisser mourir, sans une consolation, sans un réconfort, cela vous le pouvez?
--Mais que voulez-vous que je vous donne?
--Ce que vous voudrez.
--Il n'y a pas un seul objet dont elle puisse se passer.
Le Polonais, qui avait fini de préparer le thé, saisit le flambeau avec une hate fébrile, et se dirigea d'un pas rapide, à travers les salles, jusqu'à la chambre à coucher de la tragédienne. Là il s'arrêta avec un
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