La Pantoufle de Sapho | Page 5

Leopold von Sacher-Masoch
en bon Viennois, je vous dis seulement: vous avez des menottes affriolantes.
Il porta la main, qui paraissait sculptée dans de l'ivoire, à ses lèvres et partit.
A peine la Schroeder se trouva-t-elle seule, qu'on frappa à la porte.
La vieille comédienne, Mme Muller, entra timidement.
--Mon Dieu, vous allez m'en vouloir de me présenter au moment d'une première. Je sais que ce n'est pas agréable et qu'on n'aime pas cela. J'ai été moi-même dans ce cas. Mais vous me pardonnerez, quand vous saurez que j'ai été bien malade et que je le suis encore, mais, quand j'ai appris qu'on jouait aujourd'hui une pièce nouvelle de l'auteur de l'_A?eule_ et que c'est vous, divine Schroeder, qui créiez Sapho, je suis sautée de mon lit et accourue. Il faut que je vous voie jouer, il le faut. Ayez pitié de moi, donnez-moi une carte pour la galerie.
La vieille levait des mains suppliantes.
--Rassurez-vous, vous me verrez jouer, ma chère Muller, mais, avant tout, prenez une tasse de café bien chaud, cela vous fera du bien.
La Schroeder for?a sa vieille camarade à prendre place sur le canapé, et la servit de ses propres mains.
Pendant qu'elle était assise à humer le breuvage réconfortant et qu'un sourire de bonheur épanouissait ses vieux traits ridés, la Schroeder terminait ses préparatifs tout en causant.
--Il est impossible que vous montiez à la galerie ce soir, je ne le permettrai pas. On s'y étouffera, vous pourriez vous trouver mal, la foule, la chaleur ... Le parterre doit être comble également, vous ne pourriez vous tenir debout et les sièges doivent être tous loués.
Elle réfléchissait.
--Savez-vous quoi? je vous emmène dans les coulisses au lieu de Babette, qui trouvera une place à l'orchestre où on la conna?t bien.
--Que vous êtes bonne!
--Et où en est l'argent? poursuivit la tragédienne. Nous autres artistes en manquons toujours. Ainsi, parlez franc. Que vous faut-il? La maladie a tout absorbé?
--Vous croyez cela? repartit la vieille en souriant. Oh non, je suis devenue très économe. Avec ce que je dois à votre générosité, je puis encore vivre le quart d'une année.
La Schroeder avait ouvert son porte-monnaie et éclata de rire.
--Voyez, dit-elle, joyeuse comme une enfant, je voulais vous gater et ne possède rien moi-même. Vous êtes en ce moment plus riche que moi. Je donne à Babette ce qu'il lui faut pour tout le mois, une fois qu'elle l'a dans ses mains, je n'ai plus le droit d'y toucher; le reste passe par la fenêtre, je ne sais comment. L'important est que vous soyez momentanément à l'abri du besoin. Mais occupons-nous de l'avenir.
--Divine amie, si je pouvais entreprendre un petit commerce, un tout petit commerce, soupira la vieille actrice.
--Bon. Et combien faudrait-il? je n'en ai pas le moindre soup?on. Mille écus peut-être?
La vieille femme eut presque une frayeur.
--Mille écus? s'écria-t-elle, le dixième suffirait. Cent écus.
--Vous les aurez, assura la Schroeder. Mais j'entends le vacarme de notre arche de Noé. Babette, donne-moi ma pelisse.
D'un geste rapide, elle glissa dans la chaude fourrure et descendit majestueusement les marches de l'escalier. La vieille Muller suivit, toujours enveloppée de son fichu.
Le Burgthéatre était plein à s'étouffer, jusque dans les plus petits recoins. Un public de choix attendait avec une impatience fébrile le lever du rideau. Au premier rang, se tenait, à sa place accoutumée, Félicien Wasilewski, en proie à une agitation extraordinaire. Il se levait, se rasseyait, couvrait son visage de ses mains et déchirait son mouchoir de poche en mille petits morceaux. Enfin, la pièce commen?a. Le premier acte se passa dans l'habituel mouvement d'une salle trop pleine. Mais les mots du choeur: ?Salut! Sapho, Salut!? eurent un effet magique. Il se fit un profond silence et tous les regards se tournèrent vers Sophie, faisant son entrée sur un char de triomphe, comme un être que la nature a créé pour dominer.
Les modes gréco-romaines de ce temps permettaient à l'artiste une liberté d'habillement, telle que, de nos jours, on ne la concède qu'aux chanteuses d'opérettes. Une ample draperie blanche, retenue sur l'épaule par une agrafe en or massif, suivait de près le contour ferme et élastique des seins, laissant à découvert des bras superbes. Du c?té gauche, tombait, le long de la hanche, un manteau écarlate brodé d'or. Séparée, au milieu du front, l'opulente chevelure se déroulait en anneaux le long des tempes et, retenue par un bandeau blanc tissé d'or formait un noeud de boucles sombres, qui retombaient sur la nuque.
Félicien tressaillit en la voyant ainsi. Elle lui sembla presque terrible. Dans la majesté de ses formes, il y avait une puissance presque violente qui le terrassait, et son pied délicat chaussé de sandales d'or appelait son baiser plus impérieusement que jamais ne l'avaient fait la main blanche ou les lèvres rouges d'une femme. Mais, quand elle commen?a de parler, quand sa voix merveilleuse résonna, pareille tant?t à un son de cloches, tant?t
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