La Pantoufle de Sapho | Page 4

Leopold von Sacher-Masoch
et se mêlaient à la foule, pour le plaisir de déposer une bank-note dans l'assiette que tenait la main de la célèbre femme, jusqu'au policier, qui approcha, les sourcils froncés, et s'effa?a en reconnaissant la Schroeder.
--La mendicité est interdite sous peine d'amende, grommela-t-il respectueusement dans sa moustache noire, mais non aux comédiens impériaux et royaux.
--Mon Dieu, que vous êtes bonne, soupira la vieille. Que Dieu vous le rende! moi je ne le puis, c'est trop, beaucoup trop.
Enfin la Schroeder elle-même se déclara satisfaite. Elle souleva le pan du fichu de la vieille et, d'un geste hardi, y jeta pêle-mêle les bank-notes, les pièces d'argent et les monnaies de cuivre, lorsqu'au moment de rapporter l'assiette, elle dut la tendre une fois encore: son adorateur, le gentilhomme polonais, surgit inopinément, la tête découverte, offrant un billet de 50 florins.
Un regard rayonnant de la femme adorée fut sa récompense.
--Cela suffira bien pour quelque temps, n'est-ce pas, Muller? dit la tragédienne en se tournant une dernière fois vers sa camarade. Puis, tu reviendras, n'oublie pas, Muller, promets-moi de ne pas oublier!
Mais les badauds de Vienne n'abandonnèrent pas aussi facilement leur comédienne favorite. Ils l'escortèrent au delà du marché aux chevaux jusqu'au Graben, où elle dut se réfugier sous la vo?te de la ?Chatte? jusqu'à ce que la foule se f?t dispersée.
Chemin faisant, Sophie ne put s'empêcher de repenser au Polonais.
?Il m'intéresse, s'avouait-elle. Il est beau, ses manières sont nobles et il a certainement bon coeur. Mais je ne suis pas dans l'age où l'on recherche les adolescents!
Il n'est pas assez viril, il lui manque d'être un homme et, à moi, d'être Sapho. Je pourrais difficilement l'aimer. Et lui? Espérons qu'il sera raisonnable et ne se jettera pas dans le Danube.?
* * * * *
L'Autriche ne possédait encore, à ce moment, aucune littérature digne de ce nom et qui méritat de fixer l'attention de l'Europe. Les oeuvres dont on s'occupait dans la ville impériale, étaient d'importation étrangère, comme Frédéric Schlegel et Zacharie Werner. L'empereur Franz, qui e?t volontiers entouré son tr?ne nouvellement redoré après tant de difficultés et de luttes, de noms illustres et glorieux, témoigna une joie qui ne lui était pas habituelle en des circonstances de ce genre, en apprenant que l'auteur de l'oeuvre qui venait de triompher à la Burg, était un Autrichien. Il le fit venir dans sa loge, lui tapa familièrement sur l'épaule et pronon?a toutes sortes de paroles aimables, dans le débonnaire dialecte viennois. Mais lorsque, s'enquérant des conditions du poète, il apprit qu'il était fonctionnaire, l'Empereur arrêta net l'entretien et lui tourna le dos. A ses yeux, quand on servait l'Etat, écrire autre chose que des actes officiels constituait un délit. Aussi Grillparzer que la critique viennoise traitait sans bienveillance, n'eut, après comme avant, d'autres ressources que son talent et la faveur du public. Celle-ci, d'ailleurs, ne lui fut point ménagée; l'_A?eule_ fut acclamée avant que les gazettes eussent eu le temps de formuler leur avis, et non moins chaudement après.
C'est en ce public si avisé et si vibrant, que Grillparzer mit toute son espérance lors de la mise à l'étude de Sapho, paraissant deux ans après l'_A?eule_, et sa foi fut non moins inébranlable en la puissance dramatique de la Schroeder. Il savait que non seulement elle ne trahirait aucune de ses intentions de poète, mais que la plénitude de son jeu et la majesté plastique de ses mouvements infuseraient la vie à son héro?ne. Il allait voir l'artiste presque journellement et plus souvent encore pendant les jours qui précédèrent la représentation, non pour lui donner des conseils, mais pour puiser chez elle courage et confiance, le jeune auteur de 30 ans commen?ant déjà à souffrir de ce pessimisme artistique qui, plus tard, devait envenimer tous ses efforts et lui faire abandonner la lice.
Quelques heures avant la première, Grillparzer se trouvait encore sur le petit canapé à fleurs du salon de Sophie, tandis que les affiches de la Sapho s'étalaient sur tous les murs attirant les curieux qui faisaient cercle autour, et que les amateurs de théatre suivaient impatiemment des yeux les aiguilles de leurs pendules. Le poète regardait la comédienne arranger, avec l'aide de Mlle Babette, des étoffes, dans le grand panier qui lui servait de garde-robe.
--Mais, mon cher ma?tre dit soudain l'actrice en se pla?ant devant lui et en rejetant la tête en arrière, d'un mouvement qui lui était familier, je n'ai plus que faire de vous.
--Vraiment? fit le poète, et il leva vers elle ses beaux yeux bleus suppliants. Puis, d'un ton résigné:--Alors il me faut partir.
Grillparzer se leva en poussant un soupir, prit son chapeau et soupira de nouveau.
La Schroeder lui tendit la main.
--Je pars, dit-il en considérant cette main, mais--vous savez que je déteste le baise-main--je dois vous baiser la main. Si j'étais berlinois, je dirais que votre main est spirituelle, mais,
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