aux mains de la Russie.
N'oublions pas de parler de la Roumanie, qui a été récompensée de
l'utile secours qu'elle avait apporté aux Russes par la perte d'une partie
de son territoire. Elle voit clairement que si la Russie occupait la
Bulgarie, elle serait entourée de toutes parts et perdrait bientôt son
indépendance. Elle ne veut donc plus accorder le passage aux armées
russes et c'est pour s'y opposer qu'elle fait en ce moment de Bucharest
un immense camp retranché imprenable, sauf par un blocus très
prolongé et presque impossible. Qu'il y ait ou non un traité, l'Autriche
peut compter sur l'appui très précieux de la Roumanie, car l'intérêt
national commande cette entente.
Pour faire face à presque toute l'Europe, la Russie aurait-elle le secours
de la France? C'est probable, et l'armée française, si nombreuse, si
brave, si bien équipée, suffirait presque pour rétablir l'équilibre. Mais
quand et comment la France interviendrait-elle? Si, comme c'est
probable, l'Allemagne observe, au début, une neutralité armée et
bienveillante pour l'empire austro-hongrois, mais sans prendre part à la
lutte, la France ira-t-elle déclarer la guerre à l'Autriche, qu'elle ne peut
atteindre que par mer, alors que celle-ci défendrait l'indépendance des
peuples affranchis des Balkans, cette cause qui devrait être chère aux
Français, comme elle l'est aux Italiens! Il y aurait beaucoup
d'hésitations et de temps perdu, et dans cet intervalle le sort de la
campagne pourrait se décider.
Heureusement, au moment où j'écris ces lignes, le danger de cet
épouvantable conflit que chacun redoute et croit toujours prochain
semble s'éloigner. L'empereur de Russie n'est nullement belliqueux,
dit-on; il désire sincèrement maintenir la paix. En outre, il doit savoir
que si la guerre devait éclater, elle serait «poussée à fond» comme le
voulait M. de Bismarck en 1866, pour le cas où l'Autriche n'aurait pas
accepté ses conditions. On a même indiqué quelles seraient en cas de
victoire complète les exigences de l'Allemagne et de l'Autriche: la
Pologne reconstituée dans ses limites anciennes et reconnue
indépendante, sous un archiduc autrichien; les provinces baltiques
annexées à la Prusse, la Bessarabie, où habitent beaucoup de Roumains,
cédée à la Roumanie; la Finlande restituée à la Suède et la Russie
rejetée ainsi au delà du Dnieper et devenue presque une puissance
asiatique. Mais c'est en parlant d'elle qu'on peut dire très justement qu'il
ne faut pas vendre ni se partager la peau de l'ours avant de l'avoir
abattu.
Sans s'arrêter à discuter ces prévisions lointaines et peut-être
chimériques, on ne peut nier que l'avenir en Orient est incertain et
menaçant. Que le prince de Cobourg se maintienne à Sophia ou qu'il en
soit éloigné par l'abandon de ses sujets ou par une révolte militaire, la
question reste entière[3]. La Russie ne veut pas que la Bulgarie échappe
définitivement à son influence et l'Autriche ne veut pas que les Russes
dominent sur les Balkans. Il n'est qu'une solution qui puisse écarter le
danger de guerre, en donnant satisfaction à tous les intérêts: ce serait de
réunir, dans une confédération à liens très lâches, et en respectant
pleinement les autonomies nationales, la Roumanie, la Serbie, la
Bulgarie, la Turquie d'Europe et même la Grèce. Les trois bases
essentielles seraient: union douanière, tribunal suprême fédéral pour
régler les différends, et secours réciproque en cas d'attaque. Je ne puis
croire chimérique cette idée que j'ai développée dans le second volume
de mon livre La Péninsule des Balkans, car elle a été préconisée depuis
longtemps par M. Gladstone et récemment par M. Tisza, le premier
ministre de Hongrie, par M. Ristitch, premier ministre de Serbie, et
aussi par un éminent musulman hindou, le nawab sir Salar Jung, dans
une excellente étude faite sur place de l'état actuel de l'empire ottoman.
(Nineteenth Century, oct. 1887.)
Avril 1888.
[Note 3: Pour le côté diplomatique de la question, on consultera le
travail si consciencieux de M. Rolin-Jæquemyns dans la Revue de
Droit international, t. XIX (1887), no 2: Documents relatifs à la
question bulgare.]
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE
CHAPITRE PREMIER
WURZBOURG SCHOPENHAUER--LUDWIG NOIRÉ
Je publie ces notes de voyage telles qu'elles ont été écrites, au jour le
jour. Pour en faire pardonner la forme très familière, j'invoquerai deux
précédents: les Notes sur l'Angleterre, de Taine, qui sont un
chef-d'oeuvre, et les Mémoires d'un touriste, de Beyle, qui peignent,
d'une façon si vraie et si amusante, la vie de province en France, après
1830. Je n'aurai certes ni la profondeur du premier, ni l'esprit du second;
mais je m'efforcerai comme eux de rendre exactement ce que j'ai vu et
entendu, sans reculer devant les détails précis qui, parfois, font mieux
comprendre une situation que des appréciations générales.
Je pars pour visiter de nouveau les Jougo-Slaves du Danube et de la
péninsule des Balkans. Je voudrais constater les changements que les
quinze dernières années ont apportés
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