à ce régime patriarcal de
possession collective de la Zadruga et des communautés de famille
(Hauscommunionen), qui m'avaient inspiré un enthousiasme archaïque
et poétique, que MM. Leroy-Beaulieu et Maurice Block m'ont
sévèrement reproché, mais qu'a partagé Stuart Mill et qu'a compris sir
Henry Maine. Je verrai d'abord les Zadrugas de la Slavonie, aux
environs de Djakovo, sous la conduite de l'évêque Strossmayer; puis je
compte poursuivre mon enquête en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Je
tâcherai en même temps de me rendre compte de la situation politique
et économique de ces pays, dont j'ai déjà parlé dans mon livre La
Prusse et l'Autriche depuis Sadowa.
Le moment est opportun, et il faut le saisir sans tarder; car toutes ces
populations se transforment rapidement. Sous l'influence des chemins
de fer, de leurs constitutions nouvelles et des rapports plus intimes avec
l'Europe occidentale, elles ne tarderont pas à abandonner leurs
coutumes locales et leurs institutions primitives, pour adopter la
législation et la manière de vivre que nous appelons la civilisation
moderne. Elles renonceront à leurs costumes pittoresques et à leurs
usages séculaires, pour s'habiller, penser, parlementariser, se quereller
et se moraliser à la façon de Paris ou de Londres. Depuis mon voyage
de 1867, tout est déjà bien changé, me dit-on.
Pour aller à Vienne, je descends le Rhin. Le Vater Rhein est aussi
devenu méconnaissable: quantum mutatus ab illo; comme il est
différent de ce que je l'ai vu, quand j'ai parcouru ses bords, la première
fois, à pied et suivant pas à pas les étapes de Victor Hugo, dont le Rhin
venait de paraître. Il ne reste presque plus rien de ces grands aspects de
la nature qu'offrait le vieux fleuve, s'ouvrant de force un passage à
travers la barrière des roches tourmentées et des soulèvements
volcaniques. Le vigneron a établi ses cultures dans les moindres
anfructuosités des schistes abrupts. Pour escalader les déclivités trop à
pic, il a construit des terrasses en pierres sèches. Partout ces escaliers
géants montent jusqu'au sommet des pics et des ravins, et ainsi les
rangées uniformes des vignes prennent d'assaut Le burg bâti sur un
monceau de laves.
Le Maus et le Katz, le Chat et la Souris, ces sombres repaires des
burgraves, maintenant enguirlandés de pampres verts, ont perdu leur
aspect farouche. La Loreley fait «du petit vin blanc», et si la Sirène
enivre encore les matelots, ce n'est plus avec les chants de sa harpe,
mais avec le jus de la treille. Hugo ne composerait plus ici ses
Burgraves et Heine n'y écrirait plus son Lied.
Ich weiss nicht, was soll es bedeulen, Dass ich so traurig bin; Ein
Mârchen aus alten Zeiten, Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
En dessous des rochers transformés en vignobles, l'ingénieur des ponts
et chaussées a emprisonné les eaux du fleuve dans une digue continue
de blocs basaltiques, dont les prismes exactement ajustés forment un
mur noir avec des joints blancs; noir et blanc! le dieu à la barbe
limoneuse porte les couleurs prussiennes! Aux endroits larges de la
rivière, des épis s'avancent dans son lit pour approfondir la passe et
pour conquérir des prairies, grâce au travail naturel et lent du colmatage.
Le flot arrive ainsi dix heures plus tôt de Mannheim à Cologne, et les
dangers de la navigation, célèbres dans les légendes, ont disparu. Sur
l'embankment noir, d'énormes chiffres blancs indiquent, paraît-il, à
quelle distance du bord se trouve la passe navigable. Des deux côtés, un
chemin de fer et, sur le fleuve, un mouvement continuel de bateaux à
vapeur de toute grandeur, de toute forme et à tout usage: steamers à
trois ponts pour touristes, comme aux États-Unis; petits bateaux de
plaisance, barges en fer venant de Rotterdam, remorqueurs à aubes et à
hélice, toueurs sur chaîne flottante, dragueurs, etc.; une traînée continue
de fumée noire, vomie par les centaines de cheminées des navires et des
locomotives, assombrit le paysage. Les routes qui suivent les rives sont
si admirablement entretenues, qu'on n'y voit pas trace d'ornière, et elles
sont bordées d'arbres fruitiers et de prismes de basalte mi-partie noir et
blanc; toujours les couleurs prussiennes; mais le but est de montrer aux
voitures la route à suivre pendant les nuits obscures. Quand un chemin
s'en détache à droite ou à gauche, les arbres des deux côtés de l'entrée
sont aussi peints en blanc, afin qu'on évite d'accrocher. Nulle part, je
n'ai vu un grand fleuve aussi parfaitement endigué, dompté, domestiqué,
utilisé, plié à tous les services que réclame l'homme. Le libre Rhin
d'Arminius et des burgraves est mieux discipliné et «astiqué» qu'un
grenadier du Brandebourg. L'économiste et l'ingénieur admirent, mais
le peintre et le poète gémissent. Buffon, dans un morceau que
reproduisent tous les cours de littérature, entonne un hosanna en
l'honneur de la nature cultivée, et n'a pas de mots assez
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