La Main Gauche | Page 5

Guy de Maupassant
dont nous commen?ons �� parler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente de ses tentes, �� qui nous imposons nos lois, nos r��glements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme si nous n'��tions pas l��, uniquement occup��s �� le regarder depuis bient?t soixante ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous ce petit c?ne d'��toffe clou�� sur la terre avec des pieux, �� vingt m��tres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce que pensent, ce que sont les Arabes dits civilis��s des maisons mauresques d'Alger. Derri��re le mur peint �� la chaux de leur demeure des villes, derri��re la cloison de branches de leur gourbi, ou derri��re ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue le vent, ils vivent pr��s de nous, inconnus, myst��rieux, menteurs, sournois, soumis, souriants, imp��n��trables. Si je vous disais qu'en regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devine qu'ils ont des superstitions, des c��r��monies, mille usages encore ignor��s de nous, pas m��me soup?onn��s! Jamais peut-��tre un peuple conquis par la force n'a su ��chapper aussi compl��tement �� la domination r��elle, �� l'influence morale, et �� l'investigation acharn��e, mais inutile du vainqueur.
Or, cette infranchissable et secr��te barri��re que la nature incompr��hensible a verrouill��e entre les races, je la sentais soudain, comme je ne l'avais jamais sentie, dress��e entre cette fille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, de se livrer, d'offrir son corps �� ma caresse et moi qui l'avait poss��d��e.
Je lui demandai y songeant pour la premi��re fois:
--Comment t'appelles-tu?
Elle ��tait demeur��e quelques instants sans parler et je la vis tressaillir comme si elle venait d'oublier que j'��tais l��, tout contre elle. Alors, dans ses yeux lev��s sur moi, je devinai que cette minute avait suffi pour que le sommeil tombat sur elle, un sommeil irr��sistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce qui s'empare des sens mobiles des femmes.
Elle r��pondit nonchalamment avec un baillement arr��t�� dans la bouche:
--Allouma.
Je repris:
--Tu as envie de dormir?
--Oui, dit-elle.
--Eh bien! dors.
Elle s'allongea tranquillement �� mon c?t��, ��tendue sur le ventre, le front pos�� sur ses bras crois��s, et je sentis presque tout de suite que sa fuyante pens��e de sauvage s'��tait ��teinte dans le repos.
Moi, je me mis �� r��ver, couch�� pr��s d'elle, cherchant �� comprendre? Pourquoi Mohammed me l'avait-il donn��e? Avait-il agi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son ma?tre jusqu'�� lui c��der la femme attir��e en sa tente pour lui-m��me, ou bien avait-il ob��i �� une pens��e plus complexe, plus pratique, moins g��n��reuse en jetant dans mon lit cette fille qui m'avait plu? L'Arabe, quand il s'agit de femmes, a toutes les rigueurs pudibondes et toutes les complaisances inavouables; et on ne comprend gu��re plus sa morale rigoureuse et facile que tout le reste de ses sentiments. Peut-��tre avais-je devanc��, en p��n��trant par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce pr��voyant domestique qui m'avait destin�� cette femme, son amie, sa complice, sa ma?tresse aussi peut-��tre.
Toutes ces suppositions m'assaillirent et me fatigu��rent si bien que tout doucement je glissai �� mon tour dans un sommeil profond.
Je fus r��veill�� par le grincement de ma porte; Mohammed entrait comme tous les matins pour m'��veiller. Il ouvrit la fen��tre par o�� un flot de jour s'engouffrant ��claira sur le lit le corps d'Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jeta pas un regard sur la femme couch��e �� mon c?t��, ne parut pas savoir ou remarquer qu'elle ��tait l��, et il avait sa gravit�� ordinaire, la m��me allure, le m��me visage. Mais la lumi��re, le mouvement, le l��ger bruit des pieds nus de l'homme, la sensation de l'air pur sur la peau et dans les poumons tir��rent Allouma de son engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit les yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la m��me indiff��rence et s'assit. Puis elle murmura.
--J'ai faim, aujourd'hui.
--Que veux-tu manger? demandai-je.
--Kahoua.
--Du caf�� et du pain avec du beurre?
--Oui.
Mohammed, debout pr��s de notre couche, mes v��tements sur les bras, attendait les ordres.
--Apporte �� d��jeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.
Et il sortit sans que sa figure r��v��lat le moindre ��tonnement ou le moindre ennui.
Quand il fut parti, je demandai �� la jeune Arabe:
--Veux-tu habiter dans ma maison?
--Oui, je le veux bien.
--Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour te servir.
--Tu es g��n��reux, et je te suis reconnaissante.
--Mais si ta conduite n'est pas bonne, je te chasserai d'ici.
--Je ferai ce que tu exigeras de moi.
Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.
Mohammed rentrait, portant un plateau avec le d��jeuner. Je lui dis:
--Allouma va demeurer dans la maison. Tu ��taleras
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