La Mère de la Marquise | Page 6

Edmond About
l'arbre généalogique de la famille, tous les papiers qui établissent nos droits à porter le nom de Kerpry. Si vous êtes notre parent, comme je le désire, je ne doute pas que vous n'ayez aussi entre les mains quelques papiers de famille.
--à quoi bon? les paperasses ne prouvent rien, et tout le monde sait qui je suis.
--Vous avez raison, monsieur, il ne faut pas beaucoup de parchemins pour établir une preuve solide; il suffit d'un acte de naissance, avec...
--Monsieur, mon acte de naissance porte le nom de Beno?t. Il est daté de 1794. Comprenez-vous?
--Parfaitement, monsieur, et, en dépit de cette circonstance, je conserve l'espoir d'être votre parent. êtes-vous né à Kerpry ou dans les environs?
--Kerpry?... Kerpry? où prenez-vous Kerpry?[27]
[Note 27: =où prenez-vous Kerpry?= where is K. anyway?]
--Mais où il a toujours été: à trois lieues de Dijon, sur la route de Paris.
--Eh! monsieur, que m'importe à moi?[28] puisque Robespierre a vendu les biens de la famille...
[Note 28: =que m'importe à moi=, what's the difference to me; à moi simply repeats m' for emphasis.]
--On vous a mal informé, monsieur. Il est vrai que la terre et le chateau ont été mis en vente comme biens d'émigré,[29] mais ils n'ont pas trouvé d'acheteur, et S. M.[30] le roi Louis XVIII a daigné les rendre à mon père.?
[Note 29: =mis en vente comme biens d'émigré=; at the time of the revolution, the property of those who fled from the country for political reasons was confiscated by the state and put up at auction sale.]
[Note 30: =S. M.=, Sa Majesté.]
Le capitaine était insensiblement sorti de sa torpeur; ce dernier trait acheva de le réveiller. Il marcha, les poings serrés, vers son frêle adversaire, et lui cria dans le visage:
?Mon petit monsieur, il y a quarante ans que je suis marquis de Kerpry, et celui qui m'arrachera mon nom aura le poignet solide.?
Le comte palit de colère, mais il se souvint de la présence d'éliane, qui s'étendait, anéantie, sur une chaise longue. Il répondit d'un ton dégagé:
?Mon grand monsieur, quoique les jugements de Dieu[31] soient passés de mode, j'accepterais volontiers le moyen de conciliation que vous m'offrez, si j'étais seul intéressé dans l'affaire. Mais je représente ici mon père, mes frères et toute une famille, qui aurait lieu de se plaindre si je jouais ses intérêts à pile ou face. Permettez-moi donc de retourner à Paris. Les tribunaux décideront lequel de nous usurpe le nom de l'autre.?
[Note 31: =jugements de Dieu=; in feudal times, a person accused of wrongdoing had the right to demand a single combat with his accuser or the latter's representative, and God was called on to give the victory to the right.]
Là-dessus le comte fit une pirouette, salua profondément la prétendue marquise, et regagna sa chaise de poste avant que le capitaine e?t songé à le retenir.
Le samovar ne bouillait plus; mais ce n'était pas de thé qu'il s'agissait[32] entre le capitaine et sa femme. éliane voulait savoir si elle était oui ou non marquise de Kerpry. L'impétueux Beno?t, qui venait d'user son reste de patience, s'oublia au point de battre la plus jolie personne du département. C'est à ces circonstances que Mme Beno?t faisait allusion lorsqu'elle parlait de quelques heures désagréables oubliées depuis longtemps.
[Note 32: =ce n'était pas de thé qu'il s'agissait=, there was no talk of tea.]
Le procès Kerpry contre Kerpry ne se fit pas attendre.[33] Le sieur Beno?t eut beau répéter par l'organe de son avocat qu'il s'était toujours entendu appeler marquis de Kerpry, il fut condamné à signer Beno?t et à payer les frais. Le jour où il re?ut cette nouvelle, il écrivit au jeune comte une lettre d'injures grossières, signée Beno?t. Le dimanche suivant, vers huit heures du matin, il rentra chez lui sur un brancard, avec dix centimètres de fer dans le corps. Il s'était battu, et l'épée du comte s'était brisée dans la blessure. éliane, qui dormait encore, arriva juste à temps pour recevoir ses excuses et ses adieux.
[Note 33: =ne se fit pas attendre=, was not slow in being brought.]
Si cette aventure n'avait pas fait un scandale épouvantable, la province ne serait pas la province. Les hobereaux du voisinage témoignèrent une exaspération comique: ils auraient voulu reprendre à la fausse marquise les visites qu'ils lui avaient faites. La veuve n'entendit pas le bruit qui se faisait autour d'elle: elle pleurait. Ce n'est pas qu'elle regrettat rien de M. Beno?t, dont les défauts, petits et grands, l'avaient à jamais corrigée du mariage; mais elle déplorait sa confiance trompée, ses espérances perdues, son horizon rétréci, son ambition condamnée à l'impuissance. Si vous voulez vous peindre l'état de son ame, figurez-vous un fakir à qui l'on signifie qu'il ne verra jamais Wichnou.[34] Du fond de sa retraite, elle lan?ait sur le faubourg Saint-Germain des regards d'ève chassée du paradis terrestre.
[Note 34: =fakir= (fakir, begging monk), =Wichnou=
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