La Grande Marnière | Page 8

Georges Ohnet

compte?
Il lança un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre:
--Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du

fils...
À cette association répugnante faite par Chassevent, à ce
rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec
violence, et, le visage enflammé par la colère:
--Je vous défends, misérable drôle, s'écria-t-il, de prononcer le nom de
M. Carvajan...
--Parce que? demanda Chassevent, d'un ton à la fois goguenard et
menaçant.
--Parce que c'est mon père.
Ces mots produisirent un changement immédiat dans l'attitude des trois
hommes. Pourtois avança respectueusement une chaise, Fleury
chiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate fripée,
Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La
femme Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire
entre ses deux tirelires en métal blanc.
--Ah! vous êtes le fils à M. Carvajan? dit le braconnier avec volubilité...
C'est une autre affaire... M. Carvajan, voyez-vous, c'est notre homme,
et il n'y a pas de danger que nous cherchions à le contrarier... Je ne lui
ai, moi, tant seulement jamais pris un lapin dans ses bois de La
Moncelle... Et pourtant il y en a, bon sang! que c'en est gris!... M.
Carvajan!... On peut dire que je lui suis dévoué. S'il voulait avoir ma
fille chez lui comme servante... il l'aurait, quoiqu'elle soit fiérote... Mais
elle en a bien le droit: elle est assez gentille! C'est moi qui lui ai
distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections municipales, et ces
messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué
le nez, ah! mais à fond... comme ça se doit en l'honneur d'un ami!... Ah!
je l'aime, M. Carvajan, autant que j'abomine les gens d'en face... Mais il
ne les chérit pas non plus... et c'est lui qui nous en débarrassera...
Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres,
le château de Clairefont, et, s'excitant lui-même au souvenir de sa
récente aventure:

--Ah! brigand, va! M'attacher, comme un corbeau crevé, exposé dans
un champ au bout d'une perche!... Mais tu me le paieras, ou que ce que
je bois me serve de poison!
Et il avala d'un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour
Pascal.
--Dites donc, Chassevent, s'écria le cabaretier mécontent, faudrait nous
flanquer un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux
écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la
satisfaction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal, et quand
vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai
bien souvent reçu dans mon établissement... Oh! il est changé depuis
les temps!... Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, da... vous qui
étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...
--Vous ne m'offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme
absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet...
hommes et choses...
--Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d'une voix
coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre
père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont
engagées, et nous approchons du dénouement. Les gens d'en haut sont
bien perdus, allez. Ils n'ont pas de chance d'en réchapper, car c'est votre
père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire... Soyez le
bienvenu, monsieur Pascal...
Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe,
que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.
Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure
repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement
sous la voûte fraîche des arbres, escortée par un grand lévrier. Un
inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui demandait sa
route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide.
Au moment de la quitter, respectueusement, il la priait de lui dire son
nom, et c'était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l'on citait comme

l'ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu'une ombre descendait
sur la jeune fille et qu'il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de
lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin. Elle marchait en
silence, les yeux rougis et fixés vers la terre, toute seule, comme
abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d'été. Les
arbres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le
vent d'hiver, et de ce tableau se dégageait une impression de malheur.
Comment se trouvait-elle ainsi seule? Où était le père? Qu'était devenu
le frère, ce violent et rude jeune homme qu'il n'avait qu'entrevu?
Comment la solitude morne s'était-elle
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