La Grande Marnière | Page 9

Georges Ohnet
faite autour de cette adorable
enfant, et pourquoi pleurait-elle? Ainsi que l'avaient annoncé ces
misérables qui l'entouraient, le vieux Carvajan était-il l'auteur de ce
deuil et de cette tristesse?
Le coeur de Pascal se serra. Il se demanda avec trouble quel intérêt
soudain il prenait à cette jeune fille, qu'il ne connaissait pas la veille. Il
sentit une violente angoisse à la pensée qu'elle allait souffrir, et souffrir
par un Carvajan. Devait-il donc, lui qui portait ce nom redouté, être
maudit par elle? Lorsque, entraîné par une irrésistible sympathie, il
aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement,
accomplir des tâches surhumaines pour se faire remarquer et pour
plaire, il se découvrait irrémédiablement voué à son aversion et à son
mépris.
Le vieux marquis de Clairefont, l'athlétique et violent Robert
disparurent de sa mémoire: il n'y eut plus qu'elle, incarnation unique de
la famille, elle seule menacée, et dont on annonçait joyeusement la
ruine, elle, victime livrée à tous ces confédérés qui célébraient leur
prochaine victoire, et le félicitaient, lui, Pascal, qui déjà eût voulu les
écraser, d'être arrivé pour assister à la curée.
Il releva le front avec le sentiment qu'on le regardait. Il vit en effet les
yeux de ceux qui l'entouraient fixés sur lui avec surprise. Depuis
quelques minutes, à la suite de ces paroles triomphantes lancées par
Fleury, il se montrait absorbé, muet, la tête penchée sur la poitrine. Il
passa la main sur son front, et, avide de savoir plus complètement ce
qui se tramait contre Clairefont:

--Je vous remercie de votre bienvenue, dit-il en s'efforçant de montrer
un visage souriant. Mais laissez-moi vous dire que j'arrive d'un pays où
les intérêts qui vous mettent en mouvement paraîtraient bien mesquins.
J'ai parcouru les provinces les plus sauvages de l'Amérique, j'y ai vu
des domaines de cent mille hectares, où pâturent des troupeaux
innombrables, gardés par des escouades de bergers à cheval. En
repassant au bout d'un an dans des contrées que j'avais connues désertes,
j'y ai découvert des villages poussés comme par enchantement, j'ai
traversé à cheval des montagnes où l'argent est le caillou du chemin, j'ai
longé des lacs de pétrole contenant de quoi éclairer l'Europe entière
pendant dix années sans tarir. J'ai foulé des champs où la terre végétale
a cinq mètres d'épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un
homme debout. J'ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du
progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans
d'absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés
de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est
définitivement réglé, mesuré et établi, dans notre France, et que vous
avez du temps à perdre. J'assisterai à votre amusette, puisque vous m'y
conviez; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens: je ne vous
promets pas que j'y prendrai de l'intérêt.
Il partit d'un éclat de rire qui sonna faux à l'oreille de Fleury. Le
greffier conçut un peu d'inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec
tant de dédain une affaire qui tenait si fort au coeur de son père. Il crut
nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de l'opération, pour qu'il
en parlât avec moins de détachement:
--Il n'est pas question ici de lacs de pétrole, ni de mines d'argent, ni
même de terres pouvant se passer d'engrais, dit-il avec une aigre ironie;
nous ne sommes pas dans le pays des prodiges, mais en France, où les
gains considérables et faciles se font rares, et où une belle spéculation
mérite qu'on s'en occupe et qu'on la tire de longueur. Or, il s'agit de la
Grande Marnière, et cette colline de cent hectares, aride, couverte de
bruyères et d'herbes blanches, contient, dans son sous-sol, des millions...
Exploitée par le marquis de Clairefont, ce rêveur, elle a été une source
de ruine. Aux mains de votre père et de ceux qui sont avec lui, elle sera
une source de prospérité. Tout le pays, voyez-vous, est intéressé à ce

que le domaine de Clairefont change de maître, et vous ne serez pas
bien malheureux, monsieur Pascal, d'habiter le château qui est là-haut.
Si délabré qu'il soit, il a meilleure façon que la petite maison de la rue
du Marché.
Machinalement, le jeune homme se dirigea vers la porte de la salle,
l'ouvrit, et soudain le parc de Clairefont, s'étageant sur le flanc du
coteau, jusqu'au pied de la longue terrasse qui borde la façade du
château, s'offrit à ses yeux. Les taillis étaient calmes, profonds, et
silencieux. Au loin, le coucou faisait entendre son chant mélancolique.
Au delà de ces futaies ombreuses, derrière ces murailles, se trouvait la
jeune fille qu'il rêvait déjà de défendre. Un bien grand espace s'étendait
entre elle et lui:
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