La Grande Marnière | Page 5

Georges Ohnet
vendait ses
redoutables liquides moins cher que ses rivaux. Et puis son jardin
offrait aux buveurs l'abri verdoyant de ses berceaux couverts de
pampres et de liserons, et les jeunes gens de la société ne dédaignaient
point d'y venir déjeuner en partie fine.
Au moment de l'assemblée, Pourtois faisait dresser, dans une prairie
voisine de sa maison, une tente de toile, pouvant contenir deux ou trois

cents personnes, et y donnait un bal. L'entrée était libre, mais les
consommations se payaient en conséquence. Depuis deux ans, des
influences politiques avaient même amené la municipalité de La
Neuville à honorer cette réunion suburbaine de sa présence. Pourtois,
agent électoral à ménager, avait tenu à mettre le comble à son triomphe
en obtenant cette consécration officielle. Et dans l'intérêt de leur
popularité, les représentants de l'autorité n'avaient pas cru devoir la lui
refuser.
Du reste, hormis pour son établissement, il était sans ambition. On avait
voulu le nommer conseiller municipal: il s'y était refusé. On citait de lui
à cette occasion, une réponse qui lui avait été certainement soufflée par
sa femme: «J'ai assez à faire de débiter mon vin, je n'ai pas le temps de
débiter des paroles. Je ne me présenterai pas, mais je ferai passer les
amis.» Et il les avait fait passer, comme il l'avait dit. Aussi son cabaret
était-il devenu une sorte de lieu de réunion obligatoire, laïque mais
nullement gratuit, où se débitaient autant de dangereuses paroles que de
liquides frelatés. À ce jeu-là le gros homme se trouvait en passe de faire
fortune. Mais il n'en devenait pas plus fier et ne dédaignait point,
lorsqu'un charretier s'arrêtait à sa porte pour boire un petit verre ou une
chopine, de lui tenir tête, surtout si sa femme n'était pas au comptoir.
Car il filait doux devant la bourgeoise, et les mauvaises langues
affirmaient que, dans les premiers temps, quand il s'était rebiffé, faisant
valoir ses droits de maître, elle l'avait battu.
Pascal, du haut de la côte, avisant le cabaret, allongea le pas, comme un
bon cheval qui flaire l'eau fraîche et le picotin de la halte. Il ne
reconnaissait pas le bouchon de Pourtois, étroit, bas, aux murs salpêtrés,
à la toiture de chaume rongée par la mousse, dans cette grande et
pimpante maison dont les murs blancs, les volets verts et le toit rouge
éclataient au soleil. L'enseigne seule, et la branche de houx, un peu
vulgaire pour un cabaret qui pouvait sans forfanterie s'intituler café,
avaient survécu.
La colline elle-même avait changé d'aspect. Autrefois, toute cette pente
était inculte, et la lande couvrait les flancs crayeux du vallon jusqu'au
mur du parc de Clairefont. Il avait bien souvent parcouru les genêts

au-dessous de la Grande Marnière, alors inexplorée, tendant des lacets
pour prendre des grives au mois d'octobre. Et tout ce pays était si
complètement transformé qu'il ne retrouvait plus rien de ce qui le
faisait si charmant dans son souvenir. Il le voyait coupé de routes, semé
de maisons, ayant perdu sa sauvagerie, ouvert et accessible à tous. Il fut
curieux de savoir si l'hôte serait plus reconnaissable que le gîte. Et,
poussant la porte aux carreaux dépolis, il entra.
Une ombre fraîche régnait dans la salle, et les yeux du jeune homme,
habitués à l'éclat violent du jour, eurent de la peine à percer cette
obscurité. Cependant, au bout d'un instant, il distingua autour d'une
table trois hommes assis, et, au comptoir très élevé, très vaste, couvert
de flacons rangés en bon ordre, une femme sèche et brune, au visage
gravé de petite vérole, à la mâchoire carrée, au front bombé sous des
cheveux plats. Deux des trois hommes jouaient aux dominos, et, très
actionnés à leur jeu, n'avaient pas entendu entrer Pascal. Le troisième
leva la tête pour voir si la dame se trouvait à son poste, puis, tirant une
épaisse bouffée de sa pipe, se remit à suivre la partie.
C'était une espèce de poussah, soufflé comme un ballon en baudruche,
dont les yeux disparaissaient, refoulés par la graisse, et qui n'avait pas
un poil sur sa peau luisante. Il était vêtu d'un pantalon gris et d'un gilet
à manches de couleur marron. Aux pieds il avait des pantoufles en
tapisserie, dont le sujet représentait un jeu de cartes déployé en éventail.
Pascal reconnut à son volume le phénoménal Pourtois.
--C'est à vous à jouer, Fleury, dit le cafetier, d'une voix aiguë qui
stupéfiait, sortant de sa formidable poitrine.
Fleury, greffier du juge de paix de La Neuville, était un homme de
quarante ans, d'une laideur malsaine et répugnante. Ses lèvres étaient
habituellement couvertes d'aphtes, qui saignaient et qu'il pansait avec
des applications de papier, pour les dérober au contact de l'air. Ces
bobos, recouverts de leur taie blanche, faisaient sa bouche plus ignoble,
et en accentuaient la torsion hideuse et
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