La Grande Marnière | Page 4

Georges Ohnet
dressaient
comme les bois d'un échafaud. L'amazone poussa un soupir et,
répondant plutôt à sa préoccupation intime qu'à la demande de
l'étranger, elle répéta d'une voix étouffée:
--C'est la Grande Marnière... Puis, agitant la tête, pour dissiper son
trouble, elle ajouta: Voici votre chemin, Monsieur; en descendant tout
droit, vous arriverez à l'entrée des barrières de la ville...
--Je vous remercie, Mademoiselle, dit l'étranger, en admirant à loisir sa
charmante compagne qui maintenant lui faisait face. Il marcha un peu,
parut se consulter, puis, s'inclinant:
--Voulez-vous me faire l'honneur de me dire à qui je dois être
reconnaissant de tant d'obligeance?
La jeune fille laissa tomber sur son compagnon un limpide regard, et
répondit simplement:
--Je suis Mlle de Clairefont.
À ce nom, le jeune homme recula instinctivement, une rougeur monta à
son front, qu'il détourna. Étonnée, sa compagne le fixa avec attention et,
comme entraînée par un mouvement irrésistible:
--Et vous, Monsieur, dit-elle, qui êtes-vous?
Les traits de l'étranger se contractèrent. Il hésita un instant, puis,

relevant la tête, il dit d'une voix sourde:
--Moi, je suis Pascal Carvajan.
À cette réponse, le visage de Mlle de Clairefont prit une expression de
souveraine hauteur, ses yeux devinrent froids et durs, un sourire de
dédain passa sur ses lèvres, et, coupant l'air de sa cravache, comme
pour établir, entre le jeune homme et elle, une nette et infranchissable
séparation, elle siffla son chien, mit son cheval au trot et s'éloigna sans
tourner la tête.
Il la suivit du regard, cloué à sa place, oubliant le dédain de la jeune
fille pour ne se souvenir que de sa beauté. Elle s'en allait fière et
méprisante, après être restée auprès de lui, pendant une demi-heure,
dans une sorte d'intimité charmante, et peut-être il ne pourrait plus
jamais approcher d'elle. Il voyait à chaque pas la distance grandir; déjà
il ne distinguait plus nettement sa silhouette élégante, au milieu de la
poussière soulevée par les pas du cheval. La traîne de la longue robe
grise et le voile blanc du chapeau flottaient, le lévrier gambadait sur le
bas côté de la route. Soudain, au tournant de la barrière qui coupait
l'entrée du petit bois, l'amazone, le chien, tout disparut, et le chemin
demeura vide.
Pascal Carvajan resta un instant immobile, puis, frappant les cailloux
avec sa canne en bois de fer:
--Quelle fierté! murmura-t-il. Quand elle a su qui j'étais, elle ne m'a
même pas fait l'aumône du regard qu'elle jetterait au mendiant qui
passe... Comme elle m'a bien fait comprendre que je n'existais pas pour
elle! Allons! la destinée nous a voulus ennemis, et, en toutes
circonstances, elle nous place en face les uns des autres. Clairefont ou
Carvajan. Entre nous, c'est la guerre... C'est dommage! Elle est bien
belle!
Il tira sa montre, et vit qu'il n'était encore que onze heures. Marchant
lentement, il prit pour descendre un petit raidillon qui courait entre
deux bordures de genêts. À mi-côte, un peu encaissé dans un creux de
la colline, ce raccourci était exposé en plein au soleil. Une chaleur

violente, absorbée par les ajoncs tordus et desséchés, bourdonnait
comme à la bouche d'une fournaise. Pascal chercha des yeux un abri. À
la lisière d'un maigre bouquet de bouleaux il aperçut un toit rouge, et,
au-dessus de la porte, la branche de houx, enseigne des cabarets
rustiques. Il se dirigea de ce côté et parvint, après avoir traversé une
cailloutière, à un assez mauvais chemin d'exploitation, au bord duquel
s'élevait une maison aux murs nouvellement crépis, aux volets peints
fraîchement en vert. Les auvents étaient décorés de trois boules en
pyramide et de deux queues de billard croisées. Autour, en grandes
lettres: Vins, café, liqueurs. Repas de sociétés. Sur l'enseigne deux
hommes étaient représentés, assis devant une table et trinquant, pendant
que d'une bouteille un jet de liquide mousseux sortait avec violence.
Au-dessous, en lettres jaunes: Au rendez-vous des bons enfants.
Pourtois, débitant. Derrière le cabaret un jardinet s'étendait, divisé en
tonnelles. L'allée du milieu servait de jeu de quilles, et, au fond, se
dressait une balançoire.
C'était là que le dimanche, pendant l'été, la population ouvrière de La
Neuville se réunissait. Au premier étage un violon et un piston faisaient
danser la jeunesse, et, par les fenêtres ouvertes, la voix enrouée de
l'avertisseur retentissait, au milieu des éclats joyeux, criant: En place
pour la poule! Et le bruit des lourds souliers marquant la mesure roulait
comme un tonnerre sur la tête des consommateurs attablés au
rez-de-chaussée.
En quelques années, Pourtois, gros homme apoplectique, abruti par la
boisson, mais tenu en bride par sa femme, brune commère à la main
leste et à l'oeil vif, avait donné une si grande vogue à son établissement,
que les cafetiers de la ville se plaignaient amèrement de la concurrence.
Situé hors barrière, n'avait pas d'octroi à payer, et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 138
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.