La Grande Marnière | Page 3

Georges Ohnet
voix: Finiras-tu,
garnement, ou faut-il que j'aille te secouer les oreilles?
À ces paroles, la laveuse se redressa un peu, mais le berger ne parut pas
avoir entendu. L'étranger, gagné par la colère, s'apprêtait à l'interpeller
plus rudement encore, lorsque l'amazone, se retournant sur sa selle, lui

dit:
--Ce garçon est à moitié sourd et muet... C'est un idiot qu'on emploie
par charité... Laissez-moi faire...
Elle enleva son cheval, lui fit sauter le fossé qui séparait la route de la
lande, arriva en quelques foulées au bord de la mare et, touchant le
berger de sa cravache, elle lui fit impérieusement signe de s'éloigner.
Le Roussot poussa un cri inarticulé, éclata d'un rire stupide, puis,
prenant sa course à travers les bruyères et les joncs marins, il rejoignit
son troupeau, siffla son chien, et ramassant un fouet qu'il avait laissé là,
se mit à le faire claquer de toutes ses forces, s'amusant à éveiller l'écho
de la colline.
La laveuse s'était rajustée, et, rouge des efforts qu'elle avait faits en
luttant, et peut-être aussi de confusion de s'être laissé ainsi surprendre,
charmante dans son désordre et tentante comme un beau fruit sauvage,
elle se leva en disant:
--Merci, Mademoiselle...
--Vous avez tort, Rose, fit l'amazone, de laisser le Roussot se
familiariser ainsi avec vous... Qui sait ce qui peut se passer dans cette
cervelle malade?
--Oh! il n'est pas méchant, dit la belle Rose, il est seulement un peu
taquin, et il est venu pour m'aguicher... Mais je ne le crains pas, dà, et
j'aurais bien su m'en débarrasser toute seule... Je ne vous en remercie
pas moins...
Et posant une camisole sur la planche qui était devant elle, elle se mit à
la battre à grands coups, en chantant d'une voix claire:
Tapez ferme, la lavandière, Tapez ferme et rincez itou. À la mare l'iau
n'est, pas chère, À c'matin il a plu beaucoup! Tapez! tapez!
Et elle rythmait sa chanson du claquement sourd de son battoir sur le
linge mouillé, ne pensant déjà plus à son aventure, gaie et insouciante

comme une alouette des champs, tandis qu'au bord de la lande,
découpant sa silhouette grise sur l'azur du ciel, l'idiot, faisant claquer
son fouet, riait toujours de son mauvais rire.
L'amazone et l'étranger avaient repris leur marche: ils approchaient d'un
petit bois dont l'entrée était défendue par une large barrière peinte en
blanc. Ils le tournèrent et, soudain, arrivés au bord du plateau, la vallée
de la Thelle s'ouvrit devant eux.
Sur la hauteur à droite s'élevait un château de style Louis XIII, entouré
d'un beau parc, s'arrondissant jusqu'à la rivière qui coulait, dans le fond,
brillante entre les saules de ses rives, serpentait au milieu des prés d'un
vert émeraude et, après avoir passé sous un joli pont de pierre, se
perdait derrière les murs des vergers. Abritée par la colline contre les
vents du Nord, La Neuville s'étalait coquette et blanche, dressant
fièrement, au-dessus des toits des maisons, la flèche dentelée de son
église et les hautes cheminées de ses fabriques. Un chemin en lacets
descendait vers la ville, laissant à gauche de profondes et hautes
hêtraies dont les troncs gris et les feuillages noirs donnaient un aspect
sévère au paysage. À mi-côte, un monticule blanc, semblable à une
énorme taupinière, émergeait de la futaie. Tout autour de la ville la
campagne était cultivée, et les blés jaunes, les avoines d'un beau ton
vert-de-gris, les trèfles violets ondulaient jusqu'aux enclos des
faubourgs. Un ciel bleu s'étendait sur cet admirable panorama, que le
soleil dorait de sa lumière, et une impression de tranquillité douce se
dégageait de ce lieu plaisant, où il semblait que le bonheur devait
habiter.
Les deux spectateurs de ce merveilleux tableau restèrent un instant dans
une contemplation muette, laissant errer autour d'eux leurs regards ravis.
Un vent léger montait de la rivière, leur apportant les fraîches senteurs
des foins coupés, et ils s'oubliaient, enveloppés dans une paix
délicieuse, où tous les soucis cachés, toutes les agitations intérieures, se
fondaient amortis et calmés.
L'étranger secoua le premier cette enivrante torpeur. Il frappa le sol du
pied, comme un exilé qui se retrouve dans le pays natal et qui en
reprend possession, puis, avec un accent joyeux:

--Je me reconnais maintenant... Voici La Neuville... À droite, dans les
arbres, c'est le château de Clairefont, et, là-bas, ce tertre surmonté de
charpentes, c'est la Grande Marnière...
L'amazone ne répondit pas. Elle regardait au loin, dans la direction de
cette excroissance de terre que son compagnon venait de désigner, et
ses traits s'étaient assombris. Elle semblait scruter, avec inquiétude,
cette butte blanche qui tachait la colline, comme si ses flancs crayeux
eussent contenu quelque mystérieux danger. Que recélait-elle qui pût
ainsi alarmer la jeune fille? Elle s'étageait silencieuse, inerte, vide de
travailleurs, et les hautes poutres qui la couronnaient se
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