La Grande Marnière | Page 8

Georges Ohnet
Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire entre ses deux tirelires en métal blanc.
--Ah! vous êtes le fils à M. Carvajan? dit le braconnier avec volubilité... C'est une autre affaire... M. Carvajan, voyez-vous, c'est notre homme, et il n'y a pas de danger que nous cherchions à le contrarier... Je ne lui ai, moi, tant seulement jamais pris un lapin dans ses bois de La Moncelle... Et pourtant il y en a, bon sang! que c'en est gris!... M. Carvajan!... On peut dire que je lui suis dévoué. S'il voulait avoir ma fille chez lui comme servante... il l'aurait, quoiqu'elle soit fiérote... Mais elle en a bien le droit: elle est assez gentille! C'est moi qui lui ai distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections municipales, et ces messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué le nez, ah! mais à fond... comme ?a se doit en l'honneur d'un ami!... Ah! je l'aime, M. Carvajan, autant que j'abomine les gens d'en face... Mais il ne les chérit pas non plus... et c'est lui qui nous en débarrassera...
Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres, le chateau de Clairefont, et, s'excitant lui-même au souvenir de sa récente aventure:
--Ah! brigand, va! M'attacher, comme un corbeau crevé, exposé dans un champ au bout d'une perche!... Mais tu me le paieras, ou que ce que je bois me serve de poison!
Et il avala d'un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour Pascal.
--Dites donc, Chassevent, s'écria le cabaretier mécontent, faudrait nous flanquer un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la satisfaction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal, et quand vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai bien souvent re?u dans mon établissement... Oh! il est changé depuis les temps!... Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, da... vous qui étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...
--Vous ne m'offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet... hommes et choses...
--Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d'une voix coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont engagées, et nous approchons du dénouement. Les gens d'en haut sont bien perdus, allez. Ils n'ont pas de chance d'en réchapper, car c'est votre père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire... Soyez le bienvenu, monsieur Pascal...
Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe, que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.
Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement sous la vo?te fra?che des arbres, escortée par un grand lévrier. Un inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui demandait sa route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide. Au moment de la quitter, respectueusement, il la priait de lui dire son nom, et c'était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l'on citait comme l'ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu'une ombre descendait sur la jeune fille et qu'il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin. Elle marchait en silence, les yeux rougis et fixés vers la terre, toute seule, comme abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d'été. Les arbres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le vent d'hiver, et de ce tableau se dégageait une impression de malheur. Comment se trouvait-elle ainsi seule? Où était le père? Qu'était devenu le frère, ce violent et rude jeune homme qu'il n'avait qu'entrevu? Comment la solitude morne s'était-elle faite autour de cette adorable enfant, et pourquoi pleurait-elle? Ainsi que l'avaient annoncé ces misérables qui l'entouraient, le vieux Carvajan était-il l'auteur de ce deuil et de cette tristesse?
Le coeur de Pascal se serra. Il se demanda avec trouble quel intérêt soudain il prenait à cette jeune fille, qu'il ne connaissait pas la veille. Il sentit une violente angoisse à la pensée qu'elle allait souffrir, et souffrir par un Carvajan. Devait-il donc, lui qui portait ce nom redouté, être maudit par elle? Lorsque, entra?né par une irrésistible sympathie, il aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement, accomplir des taches surhumaines pour se faire remarquer et pour plaire, il se découvrait irrémédiablement voué à son aversion et à son mépris.
Le vieux marquis de Clairefont, l'athlétique et violent Robert disparurent
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