La Grande Marnière | Page 7

Georges Ohnet
et, avisant un verre resté plein sur un plateau, le but avec avidité...
--?a lui a donné soif, au matin! dit Tondeur. Mais qu'est-ce qu'il a donc fait, monsieur le comte?
--Il a tendu des collets dans la Vente aux Sergents: c'est la dixième fois depuis un mois... On ne pouvait pas le pincer... Mais je me doutais que c'était lui, et j'ai été faire une ronde, ce matin, après la rentrée du garde... J'ai trouvé mon gaillard en train de poser ses fiches... Les collets sont dans ma poche...
Il tira un paquet de fils de laiton, et, le jetant au visage du braconnier pale et muet:
--Tiens, coquin, voilà tes instruments de travail... Mais tu sais ce que je t'ai dit?... Avec toi plus de procès-verbaux... On t'envoie devant le tribunal, tu attrapes huit jours de prison, pendant lesquels on te nourrit mieux que tu ne l'es chez toi! Ta fille est obligée de te payer ton tabac... C'est tout profit!... Ce matin, je t'ai pris, ficelé et laissé au pied d'un arbre, pendant trois heures... C'est bon pour cette fois... Mais si tu y reviens...
La figure tannée de Chassevent se plissa de petites rides, qui coururent sur sa peau, comme les vagues légères d'une eau effleurée par le vent. Il ne leva pas ses yeux faux, mais il laissa échapper un sifflement narquois qui fit monter le rouge au front du jeune comte.
--Ah! canaille!... dit-il, et il levait déjà sa main puissante, lorsque Fleury l'arrêta, en lui montrant, d'un coup d'oeil, Pascal assis dans un coin obscur de la salle:
--Monsieur Robert... je vous en prie... devant un étranger... Allons! il faut mépriser ces bravades... Chassevent est dans son tort... Sa conduite est très blamable... Mais votre fa?on de procéder est tout à fait illégale. On n'a pas le droit d'attenter, de sa propre autorité, à la liberté individuelle... Il y a des agents de la force publique... pour ces besognes-là... Ce n'est pas le greffier du juge de paix qui parle en ce moment... c'est l'homme privé... qui, vous le savez, vous est tout dévoué... et déplore des violences qui font tort à votre caractère.
--Le tort que je me fais ne regarde que moi, interrompit le jeune homme, avec un ton hautain. Les gendarmes de la brigade s'occupent de tout, excepté de courir après les coquins, et quant à vous, Fleury, vous êtes un brave gar?on, mais ne vous mêlez pas de mes affaires.
--Il ne faut refuser le loyal concours de personne, murmura le greffier, en baissant la tête avec un air d'humilité désolée.
--Est-ce que vous partirez d'ici sans rien prendre, monsieur Robert? s'écria Pourtois, plein d'obséquiosité... Qu'est-ce qu'on pourrait donc bien vous offrir?
--Rien, je vous remercie, dit le jeune homme. Il fouilla dans la poche de son gilet, et, jetant une pièce de monnaie sur la table:
--Tenez, voilà pour votre gar?on d'écurie qui a gardé mon cheval.
Et gagnant la porte, sans ajouter une parole, sans faire un salut, il monta dans sa voiture et s'éloigna au grand trot.
à peine Chassevent l'eut-il vu dispara?tre dans un tourbillon de poussière, qu'il retrouva la parole. Toutes les invectives qui lui bouillonnaient au bord des lèvres, depuis un instant, sortirent comme un torrent; il fit, d'un coup de poing, sauter sur le marbre de la table les dominos abandonnés:
-Ah! mauvais chien! hurla-t-il, bavant de colère, ah! grand lache! ah! tu me paieras ?a! Pour quelques malheureux lièvres, il m'a attaché... oui, comme il l'a raconté... à un baliveau! Mais il m'a pris en tra?tre, vous savez, car je ne le crains pas...
--Ne fais pas le malin, dit Tondeur: il t'aplatirait d'une seule calotte...
--Oh! malheur de malheur! La prochaine fois, j'irai avec mon fusil... Et aussi s?r que nous sommes là, je lui fais son affaire!
--Allons! allons! Chassevent, vous n'êtes pas aussi rageur que vous voulez le faire croire, interrompit Fleury, et vous dites des bêtises dans ce moment-ci...
--Jamais je ne lui pardonnerai ce qu'il m'a fait, reprit le braconnier d'un air sombre... Quand on le saura, tout le pays va se ficher de moi... Ah! ces gens de Clairefont! Quand donc leur aurons-nous réglé leur compte?
Il lan?a un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre:
--Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du fils...
à cette association répugnante faite par Chassevent, à ce rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec violence, et, le visage enflammé par la colère:
--Je vous défends, misérable dr?le, s'écria-t-il, de prononcer le nom de M. Carvajan...
--Parce que? demanda Chassevent, d'un ton à la fois goguenard et mena?ant.
--Parce que c'est mon père.
Ces mots produisirent un changement immédiat dans l'attitude des trois hommes. Pourtois avan?a respectueusement une chaise, Fleury chiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate fripée, Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La femme
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