La Femme Abbé | Page 8

Sylvain Maréchal
par-dessus tous les autres, et

que j'aime avec le plus parfait désintéressement. Il n'y a pas là de quoi
m'attirer le blâme: on peut tout au plus me regarder en pitié, ou sourire.
Pouvais-je offenser un Dieu bon, en me montrant empressée, jalouse de
servir le plus sage des ministres de ses autels? Oh! comme
Saint-Almont est édifiant! comme sa piété est affectueuse! comme il
aurait aimé une femme qui l'eût payé de retour! Il a toute la tendresse
d'une âme aimante, et toute la candeur, toute la simplicité, toute
l'innocence d'un enfant. Je suis bien certaine que dans la personne du
jeune homme qui lui répondait la messe, il fut loin de soupçonner cette
jeune orpheline de dix-neuf ans qui se présenta quelques jours
auparavant à son confessionnal. À l'élévation, je baisai plus de trente
fois le bas de sa chasuble; il est d'usage de l'approcher une seule fois
des lèvres. À la fin de la messe, le célébrant donne sa bénédiction au
peuple; je hasardai de lever furtivement les yeux sur Saint-Almont en
ce moment. Il me parut une divinité pleine de douceur et d'indulgence.
Jamais il ne me fit autant d'impression; ses yeux disaient mille choses
qui allaient à l'âme. Ah! puisse la bénédiction qu'il me donna verser
dans mon coeur ce calme qui paraît déjà rétabli dans le sien!
Saint-Almont me semble né bien heureusement. Il n'éprouva, jamais
ces fortes passions qui sont autant de secousses qui ébranlent et
bouleversent. Ah! que n'a-t-il mieux rencontré! Mais quoiqu'il puisse
lui arriver, il saura compenser le défaut de bonheur par les douceurs
d'une paix inaltérable de conscience. Que n'ai-je son caractère!
Je me joignis de grand coeur aux actions de grâces qu'il prononça en
retournant à la sacristie, où je voulus le reconduire. De bonnes femmes,
sur notre passage, se disaient l'une à l'autre: «Comme ce jeune homme
a bien servi la messe! qu'il y a mis de zèle! On n'en voit plus guère
comme lui à présent.»
Saint-Almont me remercia avec un air affectueux; et j'allai me placer
dans l'église, sur son passage, pour le voir encore une fois, quand il
rentrerait chez lui. À genoux aux pieds d'une chaise, je me procurai
cette satisfaction innocente, qui ne pouvait paraître affectée ni suspecte;
puis je retournai à la maison, pleine de son image. Le reste de cette
journée fut l'un de plus doux momens de ma vie.

Que vas-tu penser de moi, ma Zoé? Je t'ai dit tout; mon âme est nue
devant toi. Ce qui me rassure, c'est que cette démarche ne me cause
aucun remords. Quand je fais mal, ma conscience ne me le laisse pas
ignorer. Zoé ne sera pas plus sévère que ma conscience: n'est-ce pas?
Adieu.

XIV.
AGATHE À ZOÉ.
Tu ne réponds pas à ma dernière épître; c'est fort mal. J'aime encore
mieux tes reproches que ton silence. Écris-moi; ne me ménage pas, si tu
veux; dis tout ce que tu as sur le coeur, mais écris-moi.
Je ne t'imiterai pas, du moins en cela. Je vais te faire encore cette
missive, pour te dire que j'ai continué mon exercice. Tous les jours, je
sers la messe de Saint-Almont. Il n'y a que toi, Zoé, qui ne sois pas
édifiée: tout le monde me cite comme un prodige de piété.
Saint-Almont lui-même a remarqué mon assiduité, et m'en a dit deux
mots flatteurs. Ce peu de paroles ont versé un baume sur ma plaie. Oui!
je veux continuer à l'aimer ainsi; nous n'y risquons rien, lui ni moi.
D'ailleurs, il est aussi étranger à mon amour que toi qu'il n'a jamais vue.
Je me plais donc à l'aimer, quoique sans espoir: j'aime pour le seul
plaisir d'aimer. Cette jouissance est bien permise sans doute. Qui peut y
trouver à redire? À qui fais-je du tort? Encore une fois, y a-t-il du mal à
me rendre assidûment à toutes les offices de l'église, à me placer au
choeur dans les stalles au-dessous de la sienne, et à me procurer
furtivement le plaisir de le voir, de l'entendre chanter? Il a le son de
voix si agréable! Le plus bel air de Sacchini, à l'Opéra, ne vaut pas un
oremus sorti de la bouche de Saint-Almont. Ce matin, c'est lui qui a fait
l'aspersion: je n'en ai pas perdu une goutte. En répétant les signes de la
croix, j'ai ramassé sur mes doigts l'eau qui m'avait jailli au front, et je
l'ai portée sur mes lèvres. Ce soir, il fera le salut; j'irai respirer l'encens
qu'il offrira sur l'autel.
Voilà le carnaval qui arrive. Que de jouissances pures je me promets!

Tandis que les autres femmes courront les bals; moi, j'assisterai aux
prières des quarante heures; on me verra, non loin du prie-dieu où
Saint-Almont fera sa station, m'enivrer du plaisir de le contempler tout
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