La Faute de lAbbe Mouret | Page 8

Emile Zola
grand Fortuné. Parlez au père Bambousse,
peut-être qu'il vous écoutera, maintenant... Et ne revenez pas à midi,
comme l'autre jour. A onze heures, dites, à onze heures, n'est-ce pas?
Mais le prêtre ne se tournait plus. Elle rentra, en disant entre ses dents:

- Si vous croyez qu'il m'écoute... Ça n'a pas vingt-six ans, et ça n'en fait
qu'à sa tête. Bien sûr, il en remontrerait pour la sainteté à un homme de
soixante ans; mais il n'a point vécu, il ne sait rien, il n'a pas de peine à
être sage comme un chérubin, ce mignon-là.

IV.
Quand l'abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui il s'arrêta,
heureux d'être enfin seul. L'église était bâtie sur un tertre peu élevé, qui
descendait en pente douce jusqu'au village; elle s'allongeait, pareille à
une bergerie abandonnée, percée de larges fenêtres, égayée par des
tuiles rouges. Le prêtre se retourna, jetant un coup d'oeil sur le
presbytère, une masure grisâtre, collée au flanc même de la nef; puis,
comme s'il eût craint d'être repris par l'intarissable bavardage
bourdonnant à ses oreilles depuis le matin, il remonta à droite, il ne se
crut en sûreté que devant le grand portail, où l'on ne pouvait
l'apercevoir de la cure. La façade de l'église, toute nue, rongée par les
soleils et les pluies, était surmontée d'une étroite cage en maçonnerie,
au milieu de laquelle une petite cloche mettait son profil noir; on voyait
le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six marches rompues, à
demi enterrées par un bout, menaient à la haute porte ronde, crevassée,
mangée de poussière, de rouille, de toiles d'araignées, si lamentable sur
ses gonds arrachés, que les coups de vent semblaient devoir entrer, au
premier souffle. L'abbé Mouret, qui avait des tendresses pour cette
ruine, alla s'adosser contre un des vantaux, sur le perron. De là, il
embrassait d'un coup d'oeil tout le pays. Les mains aux yeux, il regarda,
il chercha à l'horizon.
En mai, une végétation formidable crevait ce sol de cailloux. Des
lavandes colossales, des buissons de genévriers, des nappes d'herbes
rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets de verdure
sombre jusque sur les tuiles. La première poussée de la sève menaçait
d'emporter l'église, dans le dur taillis des plantes noueuses. A cette
heure matinale, en plein travail de croissance c'était un bourdonnement
de chaleur, un long effort silencieux soulevant les roches d'un frisson.
Mais l'abbé ne sentait pas l'ardeur de ces couches laborieuses; il crut
que la marche basculait, et s'adossa contre l'autre battant de la porte.
Le pays s'étendait à deux lieues, fermé par un mur de collines jaunes,
que des bois de pins tachaient de noir; pays terrible aux landes séchées,

aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les quelques coins de terre
labourable étalaient des mares saignantes, des champs rouges, où
s'alignaient des files d'amandiers maigres, des têtes grises d'oliviers, des
traînées de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes. On
aurait dit qu'un immense incendie avait passé là, semant sur les
hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et
sa chaleur de fournaise dans les creux. A peine, de loin en loin, le vert
pâle d'un carré de blé mettait-il une note tendre. L'horizon restait
farouche, sans un filet d'eau, mourant de soif, s'envolant par grandes
poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin écroulé
des collines de l'horizon, on apercevait un lointain de verdures humides,
une échappée de la vallée voisine, que fécondait la Viorme, une rivière
descendue des gorges de la Seille.
Le prêtre, les yeux éblouis, abaissa les regards sur le village, dont les
quelques maisons s'en allaient à la débandade, au bas de l'église.
Misérables maisons, faites de pierres sèches et de planches maçonnées,
jetées le long d'un étroit chemin, sans rues indiquées. Elles étaient au
nombre d'une trentaine, les unes tassées dans le fumier, noires de
misère, les autres plus vastes, plus gaies, avec leurs tuiles roses. Des
bouts de jardin, conquis sur le roc, étalaient des carrés de légumes,
coupés de haies vives. A cette heure, les Artaud étaient vides; pas une
femme aux fenêtres, pas un enfant vautré dans la poussière; seules, des
bandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quêtant
jusqu'au seuil des maisons, dont les portes laissées ouvertes bâillaient
complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis sur son derrière, à
l'entrée du village, semblait le garder.
Une paresse engourdissait peu à peu l'abbé Mouret. Le soleil montant le
baignait d'une telle tiédeur, qu'il se laissait aller contre la porte de
l'église, envahi par une paix heureuse. Il songeait à ce village des
Artaud, poussé là, dans les pierres, ainsi qu'une des végétations
noueuses de la vallée. Tous les habitants étaient parents, tous portaient
le même nom, si bien qu'ils prenaient
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