La Faute de lAbbe Mouret | Page 9

Emile Zola
des surnoms dès le berceau, pour
se distinguer entre eux. Un ancêtre, un Artaud, était venu, qui s'était
fixé dans cette lande, comme un paria; puis, sa famille avait grandi,
avec la vitalité farouche des herbes suçant la vie des rochers; sa famille
avait fini par être une tribu, une commune, dont les cousinages se
perdaient, remontaient à des siècles. Ils se mariaient entre eux, dans une

promiscuité éhontée; on ne citait pas un exemple d'un Artaud ayant
amené une femme d'un village voisin; les filles seules s'en allaient,
parfois. Ils naissaient, ils mouraient, attachés à ce coin de terre,
pullulant sur leur fumier, lentement, avec une simplicité d'arbres qui
repoussaient de leur semence, sans avoir une idée nette du vaste monde,
au delà de ces roches jaunes, entre lesquelles ils végétaient. Et pourtant
déjà, parmi eux, se trouvaient des pauvres et des riches; des poules
ayant disparu, les poulaillers, la nuit, étaient fermés par de gros cadenas;
un Artaud avait tué un Artaud, un soir, derrière le moulin. C'était, au
fond de cette ceinture désolée de collines, un peuple à part, une race
née du sol, une humanité de trois cents têtes qui recommençait les
temps.
Lui, gardait toute l'ombre morte du séminaire. Pendant des années, il
n'avait pas connu le soleil. Il l'ignorait même encore, les yeux fermés,
fixés sur l'âme, n'ayant que du mépris pour la nature damnée.
Longtemps, aux heures de recueillement, lorsque la méditation le
prosternait, il avait rêvé un désert d'ermite, quelque trou dans une
montagne, où rien de la vie, ni être, ni plante, ni eau, ne le viendrait
distraire de la contemplation de Dieu. C'était un élan d'amour pur, une
horreur de la sensation physique. Là, mourant à lui-même, le dos tourné
à la lumière, il aurait attendu de n'être plus, de se perdre dans la
souveraine blancheur des âmes. Le ciel lui apparaissait tout blanc, d'un
blanc de lumière, comme s'il neigeait des lis, comme si toutes les
puretés, toutes les innocences, toutes les chastetés flambaient. Mais son
confesseur le grondait, quand il lui racontait ses désirs de solitude, ses
besoins de candeur divine; il le rappelait aux luttes de l'Église, aux
nécessités du sacerdoce. Plus tard, après son ordination, le jeune prêtre
était venu aux Artaud, sur sa propre demande, avec l'espoir de réaliser
son rêve d'anéantissement humain. Au milieu de cette misère, sur ce col
stérile, il pourrait se boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait
dans le sommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, il
demeurait souriant; à peine un frisson du village le troublait-il de loin
en loin; à peine une morsure plus chaude du soleil le prenait-elle à la
nuque, lorsqu'il suivait les sentiers, tout au ciel, sans entendre
l'enfantement continu au milieu duquel il marchait.
Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se décider à monter
auprès de l'abbé Mouret. Il s'était assis de nouveau sur son derrière, a

ses pieds. Mais le prêtre restait perdu dans la douceur du matin. La
veille, il avait commencé les exercices du Rosaire de Marie; il attribuait
la grande joie qui descendait en lui à l'intercession de la Vierge auprès
de son divin Fils. Et que les biens de la terre lui semblaient méprisables!
Avec quelle reconnaissance il se sentait pauvre! En entrant dans les
ordres, ayant perdu son père et sa mère le même jour, à la suite d'un
drame dont il ignorait encore les épouvantes, il avait laissé à un frère
aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa soeur. Il
s'était chargé d'elle, pris d'une sorte de tendresse religieuse pour sa tête
faible. La chère innocente était si puérile, si petite fille, qu'elle lui
apparaissait avec la pureté de ces pauvres d'esprit, auxquels l'Évangile
accorde le royaume des cieux. Cependant, elle l'inquiétait depuis
quelque temps; elle devenait trop forte, trop saine; elle sentait trop la
vie. Mais c'était à peine un malaise. Il passait ses journées dans
l'existence intérieure qu'il s'était faite, ayant tout quitté pour se donner
entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait à s'affranchir des
nécessités du corps, n'était plus qu'une âme ravie par la contemplation.
La nature ne lui présentait que pièges, qu'ordures; il mettait sa gloire à
lui faire violence, à la mépriser, à se dégager de sa boue humaine. Le
juste doit être insensé selon le monde. Aussi se regardait-il comme un
exilé sur la terre; il n'envisageait que les biens célestes, ne pouvant
comprendre qu'on mît en balance une éternité de félicité avec quelques
heures d'une joie périssable. Sa raison le trompait, ses désirs mentaient.
Et, s'il avançait dans la vertu, c'était surtout par son humilité et son
obéissance. Il voulait être le dernier de tous, soumis à tous, pour que la
rosée divine tombât sur
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