La Daniella, Vol. II. | Page 5

George Sand
tourné au portique de
Vignole, lorsqu'un léger bruit me fit tressaillir et tourner la tête:
Tartaglia était debout derrière moi.
--O Brumières, Brumières, pensai-je, vous me l'aviez prédit! nulle part
je ne serai à l'abri de l'espionnage de cet homme!
Un instant, j'eus la pensée de le prendre à bras le corps, sans lui rien
dire, et de le précipiter par-dessus la balustrade de la terrasse. Il vit le
tremblement convulsif qui contractait mes lèvres, au point de
m'empêcher de parler, et pâlit un instant; mais, reprenant vite son
audace habituelle:
--N'ayez pas d'idées sinistres, Excellence, me dit-il, vous n'êtes pas
trahi; je viens ici avec la clef, voyez, et de la part de la Daniella.
--Mon Dieu! pourquoi ne vient-elle pas elle-même? Il lui est arrivé
malheur? Parle!
--Rien, presque rien, Excellence! Une entorse qu'elle a prise en
descendant trop vite l'escalier du grenier de la villa Taverna, où elle va
tous les jours sonner pour le dîner des gens de la maison et pour le
vôtre surtout!
--Je veux aller la voir tout de suite, j'y cours!
--Non, non! Il y a des espions dans le parc: vous seriez pris tout de suite.
Masolino a des doutes sur sa soeur; il la surveille depuis ce matin, il est
à la villa Taverna. Le médecin est venu avec lui: il dit que l'accident de
la Daniella n'est rien; mais qu'il faut qu'elle reste huit jours sans bouger
du lit où Olivia l'a mise et la soigne comme sa propre fille. Ne soyez
donc pas inquiet; patientez, ou vous vous perdrez en perdant la Daniella.
Si on vous arrêtait, elle se lèverait, elle marcherait, elle courrait,
dût-elle en mourir. Elle a une tête que vous ne connaissez pas! Le bon
Dieu a voulu que je fusse là quand la chose est arrivée, et que, voyant
son chagrin, j'aie pu lui dire à l'oreille: Je sais tout. J'irai avertir notre

ami, et je te promets de rester ici et d'être à ses ordres tout le temps que
tu seras retenue par cet accident. Je ferai plus, mossiou! Bien que vous
n'ayez pas en moi la confiance que je mérite, je vous garderai mieux
que la pauvre fille ne pouvait le faire; je dérouterai les espions;
j'enverrai les carabiniers où vous n'êtes pas. Je ferai en sorte que vous
soyez ici aussi en sûreté que si vous étiez au château Saint-Ange.
Je n'écoutais plus Tartaglia que machinalement. Je songeais à Daniella
souffrant au moral et au physique. Je craignais la brutalité de son frère
envers elle; je voyais les obstacles se dresser entre nous, et la première
brèche se faire à notre inaccessible paradis. Je regardais, ébahi et
consterné, l'insupportable figure du bohémien, que j'étais désormais
condamné à attendre et à désirer, à la place de l'idéale apparition de ma
maîtresse. Le serpent avait pénétré dans l'Eden.
Et, à ma douleur, se mêlait une secrète irritation. Pourquoi, au lieu
d'Olivia, de Mariuccia ou du frère Cyprien, qui étaient tous trois dans
sa confidence, Daniella m'envoyait-elle cette canaille de Tartaglia, qui
m'a toujours fait l'effet de l'espion par excellence? Je ne pensais pas à
lui demander comment, ainsi qu'il le prétendait, il avait pu, d'avance,
savoir notre secret. Je pensais aux premières confessions de ma
maîtresse, me racontant, avec une humble candeur, que le premier
homme qui lui avait parlé d'amour et causé quelque vertige, c'était ce
même bandit à figure de polichinelle. Elle ne le lui avait jamais avoué;
il ne l'avait peut-être pas deviné. Elle avait rougi, elle avait ri de sa
propre folie. Elle en riait encore, elle le trouvait affreux, elle le savait
libertin; mais elle avait conservé pour lui de l'amitié, disait-elle, et une
sorte d'estime relative que je ne comprenais pas et dont je lui aurais
volontiers fait reproche, si, depuis les jours de notre ivresse, j'eusse pu
me rappeler le nom et l'existence de ce drôle. Cette estime surprenante
était donc bien plus grande que je ne m'en étais avisé, puisqu'elle allait
jusqu'à la confiance la plus absolue, jusqu'au secret le plus intime.
Et voilà que notre bonheur idéal avait un confident, un commentateur,
une sorte de témoin! Et quel témoin! le plus salissant de tous ceux
qu'on pouvait choisir! Tout me semblait dévoilé et profané maintenant.
Un flot d'amertume contre ma divine Daniella se mêlait donc à la

douleur d'être si brusquement et si tristement séparé d'elle. Je sentais
mon ciel s'obscurcir, mon enivrement se glacer, et des larmes, dont je
n'avais pas conscience, couler sur mes joues, pendant que le
Tartaglia-Benvenuto m'exposait avec aplomb et volubilité, tous les
motifs de consolation que je devais puiser en lui.
--Allons, dit-il en saisissant et en baisant la main dont j'étais tenté de le
souffleter, voilà que le chagrin vous prend et que vous pleurez comme
une femme! Soyez
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