La Daniella, Vol. II. | Page 4

George Sand
à Rome pour me donner mes passe-ports et l'ordre de
quitter les États romains. J'imagine que ce serait là le parti qu'elle
croirait devoir prendre à mon égard: aussi je me garderai bien de

réclamer la protection de mon gouvernement en cette circonstance.
Un fait bizarre complique ma situation. Frère Cyprien a ouï dire que les
agents de police, en furetant dans ma chambre de Piccolomini, d'où la
Mariuccia s'était très-prudemment empressée de retirer mes bagages,
avaient trouvé par terre un petit carré de métal percé de signes
cabalistiques. On a demandé à la Mariuccia si cet objet m'appartenait.
Elle n'en savait rien; mais, à tout hasard, elle a répondu que cela avait
été laissé dans cette chambre par un voyageur qui m'y avait précédé de
quelques mois, et dont elle a feint de ne pouvoir retrouver le nom. On
n'a pas ajouté tout à fait foi à cette réponse, et on s'est emparé de l'objet
mystérieux, que l'on paraît reconnaître pour un signe de ralliement
révolutionnaire. S'il en est ainsi, j'ai reçu ce signe de la main d'un agent
provocateur déguisé en capucin ou capucin pour tout de bon, et je
n'aurais pas beau jeu devant le saint-office contre un mouchard de cette
espèce.
Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que, deux fois déjà, depuis
huit jours que je suis caché ici, j'ai vu ce même moine noir et blanc, que
j'avais remarqué dans les ruines de Tusculum, rôder sur le Terrazzone.
Ces gens-là entrent partout, et je ne serais pas étonné qu'il eût fait part
de ses méfiances au fermier Felipone, car celui-ci passe de temps en
temps sous le casino d'un air inquiet et les yeux attachés sur les
balustres, d'où je puis suivre tous ses mouvements. Quant au moine, qui
est, je crois, un dominicain ou un individu caché sous le costume de cet
ordre, il ne m'a même pas paru examiner le palais. Le plus souvent, il
me tournait le dos et semblait contempler le paysage immense que
domine la terrasse. Mais peut-être observait-il avec l'oreille, et moi,
instinctivement, malgré la hauteur d'où je plongeais sur lui, je retenais
ma respiration. J'ai demandé à Daniella si elle l'avait quelquefois
rencontré dans les environs. Elle m'a dit ne connaître et n'avoir jamais
remarqué aucun dominicain en particulier dans les environs.
Je suis environné ici d'êtres beaucoup moins inquiétants que ce moine.
Ce sont de petits serpents qui ont des pattes, mais si peu de pattes que
je ne puis me décider à les ranger parmi les lézards. Ils courraient mal
avec ces rudiments de jambes, s'ils ne rampaient en même temps avec

beaucoup de prestesse et de grâce. Ce sont de charmants petits animaux
tout à fait inoffensifs. J'avais fait connaissance avec eux le jour où j'ai
été à Tusculum; le berger Onofrio m'avait appris à les toucher sans
crainte. J'ai eu la tentation d'essayer d'en apprivoiser un qui me
semblait d'un naturel moins poltron que les autres; mais Daniella,
voyant mon goût pour les bêtes, m'en a amené une plus aimable et plus
utile. C'est une belle chèvre blanche qui me donne d'excellent lait et qui
me tient compagnie en broutant à mes côtés pendant que je dessine. Je
la soigne comme une personne; et elle paraît se plaire ici, où elle entre
jusqu'au ventre dans l'herbe et les fleurs. J'ai, en outre, quatre lapins
domestiques dans le parterre, et il est question de m'apporter des
oiseaux en cage. Il ne faut pas songer à un chien, cela aboie; ni à des
poules, leur voix nous attirerait des amateurs qui monteraient à l'assaut
pour les voler.
Les scorpions abondent. Dès qu'on soulève une pierre, on en trouve un
ou deux, blottis et engourdis dessous. Ils ne sont pas dangereux en ce
temps-ci, et on peut les tuer par milliers; mais personne ne s'occupe de
les détruire. Ils ne piquent que lorsqu'on les irrite, et les accidents sont
rares, à ce que l'on m'a dit.
Du reste, la rareté des insectes me frappe dans ce pays de jardins.
Aujourd'hui, pour la première fois, je vois voler, autour du casino, un
papillon qui n'est pas de nos climats. Il est extrêmement joli. Je crois
qu'on l'appelle thaïs; mais je n'en suis pas sûr. Je n'ai que la mémoire
des yeux. Je connais de vue tout ce qui fleurit ou voltige dans les
endroits que j'ai habités quelque temps; je ne retiens aucun nom...
J'en étais là de mon journal lorsque... Mais je suis encore interrompu, et
ce qui m'arrive demande un autre chapitre que je vous écrirai demain, si
je puis.

XXXI
Mondragone, 24 avril.

Tout en écrivant, avant-hier, je regardais tranquillement le vol mou et
comme indécis du papillon thaïs égaré sur les herbes inodores de la
muraille. J'étais sur la terrasse du casino, le dos
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