La Daniella, Vol. II. | Page 6

George Sand
un homme, mossiou! Ceci n'est rien et passera vite.
Je vois que vous aimez follement cette petite fille. Vous avez bien tort,
pouvant prétendre encore à un si beau mariage... Mais ne vous fâchez
pas! je ne dis rien. Il faut, quand le diable nous tient, le laisser faire, et
je sais bien que si l'on contrariait votre opinion du moment, on la ferait
durer plus qu'elle ne doit raisonnablement durer. Ne craignez donc pas
que je vous dise du mal de la petite stiratrice. D'abord, il n'y a pas de
mal à en dire: c'est une fille aimable et que j'ai failli aimer, moi qui
vous parle.
Pour le coup, je perdis patience, et sentant que j'allais me porter à
quelque stupide fureur, je me levai et courus m'enfermer dans ma
chambre. Là, je tâchai de sortir de l'étourdissement où tout ceci m'avait
jeté. Je parvins à me calmer et à raisonner ma situation. La première
pensée qui eût dû se présenter à moi, c'est que Tartaglia me trompait;
c'est qu'il avait dérobé la clef du parterre à Daniella évanouie. Je ne
pouvais malheureusement pas douter d'un accident quelconque arrivé à
cette chère créature, car l'heure du dîner était passée et elle n'était pas là.
Donc, Tartaglia était un espion chargé de découvrir le lieu de mon
refuge; il avait procédé par induction, le hasard avait pu l'aider. On
allait venir m'arrêter, ou bien, si la protection d'un certain cardinal était
réelle et souveraine à Mondragone intra muros, on avait déjà coupé les
communications entre Daniella et moi, et on se proposait de me prendre
par famine.
--Eh bien, cela ne sera pas nécessaire, pensai-je; la chose impossible
pour moi, c'est d'ignorer dans quelle situation est Daniella. À tout
risque, j'irai à Taverna dès que la nuit sera sombre. Je viendrai à bout
de la voir; je lui laisserai tout ce que je possède, à l'exception de ce qu'il

me faut pour fuir, et je fuirai. J'irai l'attendre hors des États de l'Église,
pour l'épouser et l'emmener en France.
Je commençai donc par m'assurer de la solidité de ma canne à tête de
plomb, car j'étais résolu à me défendre en cas de surprise. Je mis mon
argent sur moi, dans une ceinture ad hoc. Je fis un petit paquet du linge
le plus strictement nécessaire, et de l'album qui contient ce récit. Je pris
en guise de passeport, au besoin, divers papiers pouvant constater mon
identité auprès des autorités françaises. Je m'enveloppai de mon caban
qui est presque à l'épreuve de la balle, et, résolu à braver toutes choses,
je me dirigeai vers la porte de mon appartement qui communique avec
l'intérieur du palais.
Mais au moment où je posais la main sur la serrure, on frappait à cette
porte. Je m'arrêtai indécis.
--Si l'on vient me prendre, pensai-je, je sais le moyen de fuir, au moins
de cette chambre.
Et je me hâtai de sortir par l'autre porte et d'attacher à un balustre de la
petite terrasse, la corde à noeuds que j'ai faite avec celle qui liait ma
malle, et qui peut, avec quelques chances de succès, me faire descendre
jusqu'au terrazzone. Je me hâtais, pensant que l'on allait enfoncer la
porte; mais on se contentait de frapper doucement et discrètement.
J'entendis même, en revenant au seuil de ma chambre, la voix piteuse
de Tartaglia qui me disait:
--Eh! mossiou! c'est votre dîner qui va se refroidir. Ne vous méfiez
donc pas de moi!
Ce pouvait être un piège, mais la crainte du ridicule l'emporta sur ma
prudence. Si Tartaglia ne me trahissait pas, mes précautions étaient
absurdes; s'il venait avec des estafiers, il y avait autant de chances de
salut à me frayer résolument un passage au milieu d'eux à coups de
casse-tête, qu'à me risquer le long de la corde, exposé au feu de quelque
ennemi caché sous ma terrasse.
J'ouvris donc, l'arme au point, et ne pus m'empêcher d'avoir envie de

rire en voyant Tartaglia assis par terre devant la porte, avec un plat
couvert entre ses jambes, et attendant avec résignation mon bon plaisir.
--Je vois bien ce que c'est, dit-il en entrant courtoisement, sans oublier
de jeter sous son bras son béret crasseux; vous croyez que je suis un
coquin? Allons, allons, vous en reviendrez sur mon compte, _mossiou
l'ingrat_! Voilà du macaroni que j'ai préparé dans votre cuisine, car je
connais les êtres de longue date, et je me pique de vous faire mieux
dîner que jamais n'aurait su l'imaginer la Daniella. La pauvre fille! elle
n'a jamais eu le moindre goût pour la cuisine, tandis que moi, mossiou,
j'ai le génie du vrai cuisinier, qui consiste à faire de rien quelque chose
et à trouver le moyen de bien nourrir ses maîtres au milieu d'un désert.
Le plat fumant qu'il posait
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