prince royal de Prusse fait prisonnier avec vingt- cinq mille hommes, l'armée ennemie refoulée, détruite, laissant entre nos mains ses canons et ses bagages.
-- Parbleu! cria simplement Rochas, de sa voix de tonnerre.
Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se hatait de rentrer à Mulhouse:
-- à coups de pied dans le cul, monsieur, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!
Un quart d'heure plus tard, une autre dépêche disait que l'armée avait d? abandonner Woerth et battait en retraite. Ah! quelle nuit! Rochas, foudroyé de sommeil, venait de s'envelopper dans son manteau et dormait sur la terre, insoucieux d'un abri, comme cela lui arrivait souvent. Maurice et Jean s'étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les jambes. Loubet avait d'abord égayé leur faim à tous, en faisant croire à Lapoulle qu'il y aurait du poulet, le lendemain matin, à la distribution; mais ils étaient trop las, ils ronflaient, les Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger, serré contre Maurice; malgré sa grande fatigue, il tardait à s'endormir, tout ce qu'avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête, l'Allemagne en armes, innombrable, dévorante; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul, et l'autre comprit qu'il le gênait. Entre le paysan et le lettré, l'inimitié d'instinct, la répugnance de classe et d'éducation étaient comme un malaise physique. Le premier pourtant en éprouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit, tachant d'échapper à ce mépris hostile qu'il devinait là. Si la nuit dehors devenait fra?che, on étouffait tellement sous la tente, parmi l'entassement des corps, que Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d'un saut brusque, alla s'étendre à quelques pas. Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l'appréhension d'un immense malheur, dont il croyait entendre le galop, là-bas, au fond de l'inconnu.
Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait s'anéantir sous l'oppression de la vaste nuit mauvaise, où pesait ce quelque chose d'effroyable, sans nom encore. Des sursauts venaient d'un lac d'ombre, un rale subit sortait d'une tente invisible. Ensuite, c'étaient des bruits qu'on ne reconnaissait pas, l'ébrouement d'un cheval, le choc d'un sabre, la fuite d'un r?deur attardé, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace. Mais, tout à coup, près des cantines, une grande lueur éclata. Le front de bandière en était vivement éclairé, on aper?ut les faisceaux alignés, les canons des fusils réguliers et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à des coulures fra?ches de sang; et les sentinelles, sombres et droites, apparurent dans ce brusque incendie. était-ce donc l'ennemi, que les chefs annon?aient depuis deux jours, et que l'on était venu chercher de Belfort à Mulhouse? Puis, au milieu d'un grand pétillement d'étincelles, la flamme s'éteignit. Ce n'était que le tas de bois vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui, après avoir couvé pendant des heures, venait de flamber comme un feu de paille.
Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son tour précipitamment de la tente; et il faillit buter dans Maurice, soulevé sur un coude, regardant. Déjà, la nuit était retombée plus opaque, les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue, à quelques pas l'un de l'autre. Il n'y avait plus, en face d'eux, au fond des ténèbres épaisses, que la fenêtre toujours éclairée de la ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle heure pouvait-il être? Deux heures, trois heures peut-être. Là- bas, l'état-major ne s'était décidément pas couché. On entendait la voix braillarde du général Bourgain-Desfeuilles, enragé de cette nuit de veille, pendant laquelle il n'avait pu se soutenir qu'à l'aide de grogs et de cigares. De nouveaux télégrammes arrivaient, les choses devaient se gater, des ombres d'estafettes galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d'un effrayant silence. Quoi donc? était-ce la fin? Un souffle glacé avait couru sur le camp, anéanti de sommeil et d'angoisse.
Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel De Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement. Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les mauvais rêves.
-- Elle vient de Bale... Notre première division détruite... Douze heures de combat, toute l'armée en retraite... L'ombre du colonel s'arrêta, appela une autre ombre qui se hatait, légère, fine et correcte.
-- C'est vous, Beaudouin?
-- Oui, mon colonel.
-- Ah! mon ami, Mac-Mahon battu à Froeschwiller, Frossard battu à Spickeren, De Failly
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