La Débâcle | Page 9

Emile Zola
immobilisé, inutile entre les deux... à Froeschwiller, un seul corps contre toute une armée, des prodiges.
Et tout emporté, la déroute, la panique, la France ouverte... Des larmes l'étranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois ombres disparurent, noyées, fondues. Dans un frémissement de tout son être, Maurice s'était mis debout.
-- Mon Dieu! Bégaya-t-il.
Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le coeur glacé, murmurait:
-- Ah! fichu sort!... Ce monsieur, votre parent, avait tout de même raison de dire qu'ils sont plus forts que nous.
Hors de lui, Maurice l'aurait étranglé. Les Prussiens plus forts que les Fran?ais! C'était de cela que saignait son orgueil. Déjà, le paysan ajoutait, calme et têtu:
-- Ca ne fait rien, voyez-vous. Ce n'est pas parce qu'on re?oit une tape, qu'on doit se rendre... Faudra cogner tout de même.
Mais, devant eux, une longue figure s'était dressée. Ils reconnurent Rochas, drapé encore de son manteau, et que les bruits errants, le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son dur sommeil. Il questionna, voulut savoir.
Quand il eut compris, à grand-peine, une immense stupeur se peignit dans ses yeux vides d'enfant. à plus de dix reprises, il répéta:
-- Battus! Comment battus? Pourquoi battus?
Maintenant, à l'orient, le jour blanchissait, un jour louche d'une infinie tristesse, sur les tentes endormies, dans l'une desquelles on commen?ait à distinguer les faces terreuses de Loubet et de Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui ronflaient toujours, la bouche ouverte. Une aube de deuil se levait, parmi les brumes couleur de suie qui étaient montées, là-bas, du fleuve lointain.

II
Vers huit heures, le soleil dissipa les nuées lourdes, et un ardent et pur dimanche d'ao?t resplendit sur Mulhouse, au milieu de la vaste plaine fertile. Du camp, maintenant éveillé, bourdonnant de vie, on entendait les cloches de toutes les paroisses carillonner à la volée, dans l'air limpide. Ce beau dimanche d'effroyable désastre avait sa gaieté, son ciel éclatant des jours de fête.
Gaude, brusquement, sonna à la distribution, et Loubet s'étonna. Quoi? Qu'y avait-il? était-ce le poulet qu'il avait promis la veille à Lapoulle? Né dans les halles, rue de la Cossonnerie, fils de hasard d'une marchande au petit tas, engagé ?pour des sous?, comme il disait, après avoir fait tous les métiers, il était le fricoteur, le nez tourné continuellement à la friandise. Et il alla voir, pendant que Chouteau, l'artiste, le peintre en batiments de Montmartre, bel homme et révolutionnaire, furieux d'avoir été rappelé après son temps fini, blaguait férocement Pache, qu'il venait de surprendre en train de faire sa prière, à genoux derrière la tente. En voilà un calotin! est-ce qu'il ne pouvait pas lui demander cent mille livres de rente, à son bon Dieu? Mais Pache, arrivé d'un village perdu de la Picardie, chétif et la tête en pointe, se laissait plaisanter, avec la douceur muette des martyrs. Il était le souffre-douleur de l'escouade, en compagnie de Lapoulle, le colosse, la brute poussée dans les marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le jour de son arrivée au régiment, il avait demandé à voir le roi. Et, bien que la nouvelle désastreuse de Froeschwiller circulat depuis le lever, les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accoutumées.
Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde.
C'était Jean, le caporal, qui, accompagné de Maurice, revenait de la distribution, avec du bois à br?ler. Enfin, on distribuait le bois, que les troupes avaient vainement attendu la veille, pour cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.
-- Bravo, l'intendance! cria Chouteau.
-- N'importe, ?a y est! dit Loubet. Ah! ce que je vais vous faire un chouette pot-au-feu!
D'habitude, il se chargeait volontiers de la popote; et on l'en remerciait, car il cuisinait à ravir. Mais il accablait alors Lapoulle de corvées extraordinaires.
-- Va chercher le champagne, va chercher les truffes...
Puis, ce matin-là, une idée baroque de gamin de Paris se moquant d'un innocent, lui traversa la cervelle.
-- Plus vite que ?a! Donne-moi le poulet.
-- Où donc, le poulet?
-- Mais là, par terre... Le poulet que je t'ai promis, le poulet que le caporal vient d'apporter!
Il lui désignait un gros caillou blanc, à leurs pieds. Lapoulle, interloqué, finit par le prendre et par le retourner entre ses doigts.
-- Tonnerre de Dieu! veux-tu laver le poulet!... Encore! Lave-lui les pattes, lave-lui le cou!... à grande eau, feignant!
Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l'idée de la soupe le rendait gai et farceur, il flanqua la pierre avec la viande dans la marmite pleine d'eau.
-- C'est ?a qui va donner du go?t au bouillon! Ah! tu ne savais pas ?a, tu ne sais donc rien, sacrée andouille!... Tu auras le croupion, tu verras si c'est tendre!
L'escouade se tordait de la tête de Lapoulle, maintenant convaincu, se pourléchant. Cet animal de Loubet, pas moyen de s'ennuyer avec lui! Et, lorsque le
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