La Débâcle | Page 7

Emile Zola
à peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre douze mille arabes... Ah! oui, pendant des années et des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à Biskra, à Dellys, plus tard dans la grande Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres, dès que nous paraissions... Et à Sébastopol, monsieur, fichtre! On ne peut pas dire que ?'a été commode. Des tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, à la fin, ont tout fait sauter! N'empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh! En musique et dans la grande poêle à frire!... Et à Solférino, vous n'y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez- vous? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu'il ait tombé ce jour-là plus d'eau que vous n'en avez peut-être jamais vu dans votre vie! à Solférino, la grande brossée aux autrichiens, il fallait les voir, devant nos ba?onnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derrière!
Il éclatait d'aise, toute la vieille gaieté militaire Fran?aise sonnait dans son rire de triomphe. C'était la légende, le troupier Fran?ais parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses mordaient la poussière.
Brusquement, sa voix gronda.
-- Battue, la France battue!... Ces cochons de Prussiens nous battre, nous autres!
Il s'approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l'absolu mépris de l'ennemi, quel qu'il f?t, dans une insouciance complète du temps et des lieux.
-- écoutez bien, monsieur... Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul... Vous entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!
Et il eut un geste superbe, la sérénité d'un enfant, la conviction candide de l'innocent qui ne sait rien et ne craint rien.
-- Parbleu! C'est comme ?a, parce que c'est comme ?a!
Weiss, étourdi, convaincu presque, se hata de déclarer qu'il ne demandait pas mieux. Quant à Maurice, qui se taisait, n'osant intervenir devant son supérieur, il finit par éclater de rire avec lui: ce diable d'homme, que d'ailleurs il jugeait stupide, lui faisait chaud au coeur. De même, Jean, d'un hochement de tête, avait approuvé chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était parler! Si tous les chefs avaient parlé comme ?a, on ne se serait pas mal fichu qu'il manquat des marmites et des ceintures de flanelle!
La nuit était complètement venue depuis longtemps, et Rochas continuait d'agiter ses grands membres dans les ténèbres. Il n'avait jamais épelé qu'un volume des victoires de Napoléon, tombé au fond de son sac de la bo?te d'un colporteur. Et il ne pouvait se calmer, et toute sa science sortit en un cri impétueux.
-- L'Autriche rossée à Castiglione, à Marengo, à Austerlitz, à Wagram! La Prusse rossée à Eylau, à Iéna, à Lutzen! La Russie rossée à Friedland, à Smolensk, à la Moskowa! L'Espagne, l'Angleterre rossées partout! La terre entière rossée, rossée de haut en bas, de long en large! ... et, aujourd'hui, c'est nous qui serions rossés! Pourquoi? Comment? On aurait donc changé le monde?
Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d'un drapeau!
-- Tenez! On s'est battu là-bas aujourd'hui, on attend les nouvelles. Eh bien! Les nouvelles, je vais vous les donner, moi!... On a rossé les Prussiens, rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes, rossé à en balayer les miettes!
Sous le ciel sombre, à ce moment, un grand cri douloureux passa. était-ce la plainte d'un oiseau de nuit? était-ce une voix du mystère, venue de loin, chargée de larmes? Tout le camp, noyé de ténèbres, en frissonna, et l'anxiété épandue dans l'attente des dépêches si lentes à venir, s'en trouva enfiévrée, élargie encore. Au loin, dans la ferme, éclairant la veillée inquiète de l'état- major, la chandelle br?lait plus haute, d'une flamme droite et immobile de cierge.
Mais il était dix heures, Gaude surgit du sol noir, où il avait disparu, et le premier sonna le couvre-feu. Les autres clairons répondirent, s'éteignirent de proche en proche, dans une fanfare mourante, déjà comme engourdie de sommeil. Et Weiss, qui s'était oublié là si tard, serra tendrement Maurice entre ses bras: bon espoir et bon courage! Il embrasserait Henriette pour son frère, il irait dire bien des choses à l'oncle Fouchard. Alors, comme il partait enfin, une rumeur courut, toute une agitation fébrile. C'était une grande victoire que le maréchal De Mac-Mahon venait de remporter: le
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