La Débâcle | Page 6

Emile Zola
se lèvent, d'énormes mouvements de troupes ont lieu dans le Palatinat, les renseignements venus de partout, des marchés, des foires, nous prouvent que la frontière est menacée; et, quand les habitants, les maires des communes, effrayés enfin, accourent dire cela aux officiers qui passent, ceux-ci haussent les épaules: des hallucinations de poltrons, l'ennemi est loin... Quoi? Lorsqu'il n'aurait pas fallu perdre une heure, les jours et les jours se passent! Que peut-on attendre? Que l'Allemagne tout entière nous tombe sur les reins!
Il parlait d'une voix basse et désolée, comme s'il se f?t répété ces choses à lui-même, après les avoir pensées longtemps.
-- Ah! l'Allemagne, je la connais bien aussi; et le terrible, c'est que vous autres, vous paraissez l'ignorer autant que la Chine... Vous vous souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce gar?on qui est venu, le printemps dernier, me serrer la main à Sedan. Il est mon cousin par les femmes: sa mère, une soeur de la mienne, s'est mariée à Berlin; et il est bien de là-bas, il a la haine de la France. Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la garde Prussienne... Le soir où je l'ai reconduit à la gare, je l'entends encore me dire de sa voix coupante: ?si la France nous déclare la guerre, elle sera battue.?
Du coup, le lieutenant Rochas, qui s'était contenu jusque-là, s'avan?a, furieux. ?gé de près de cinquante ans, c'était un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche violente et bonne, où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il s'emportait, la voix tonnante.
-- Ah ?à! Qu'est-ce que vous foutez là, vous, à décourager nos hommes!
Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond qu'il avait raison. Lui non plus, tout en commen?ant à s'étonner des longs retards et du désordre où l'on était, n'avait jamais douté de la raclée formidable que l'on allait allonger aux Prussiens. C'était s?r, puisqu'on n'était venu que pour ?a.
-- Mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne veux décourager personne... Au contraire, je voudrais que tout le monde s?t ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir... Et, tenez! Cette Allemagne...
Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes: la Prusse grandie après Sadowa, le mouvement national qui la pla?ait à la tête des autres états allemands, tout ce vaste empire en formation, rajeuni, ayant l'enthousiasme et l'irrésistible élan de son unité à conquérir; le système du service militaire obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite, disciplinée, pourvue d'un matériel puissant, rompue à la grande guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l'Autriche; l'intelligence, la force morale de cette armée, commandée par des chefs presque tous jeunes, obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l'art de se battre, d'une prudence et d'une prévoyance parfaites, d'une netteté de vue merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite montrer la France: l'empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l'idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu'il ne satisferait plus les appétits de jouissances décha?nés par lui; l'armée, certes, d'une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d'Italie, seulement gatée par le remplacement à prix d'argent, laissée dans sa routine de l'école d'Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques-uns d'une ignorance stupéfiante, et l'empereur à leur tête, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l'effroyable aventure qui commen?ait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d'un effarement, d'une débandade de troupeau mené à l'abattoir.
Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s'était froncé. Puis, tout d'un coup, il prit le parti de rire, d'un rire énorme qui lui fendait les machoires.
-- Qu'est-ce que vous nous chantez là, vous! Qu'est-ce que ?a veut dire, toutes ces bêtises!... Mais ?a n'a pas de sens, c'est trop bête pour qu'on se casse la tête à comprendre... Allez conter ?a à des recrues, mais pas à moi, non! Pas à moi qui ai vingt-sept ans de service!
Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d'un ouvrier ma?on, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l'état de son père, il s'était engagé dès l'age de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant mis quinze années de dure existence et d'héro?que bravoure pour conquérir ce grade, d'un manque tel d'instruction, qu'il ne devait jamais passer capitaine.
-- Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas ?a... Oui, à Mazagran, j'avais dix-neuf ans
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