La Débâcle | Page 5

Emile Zola
arrachées avec peine. D'autre part, ce qui l'angoissait, c'était l'inaction. Depuis deux semaines qu'on se trouvait là, pourquoi ne marchait-on pas en avant? Il sentait bien que chaque jour de retard était une irréparable faute, une chance perdue de victoire. Et, devant le plan rêvé, se dressait la réalité de l'exécution, ce qu'il devait savoir plus tard, dont il n'avait alors que l'anxieuse et obscure conscience: les sept corps d'armée échelonnés, disséminés le long de la frontière, de Metz à Bitche et de Bitche à Belfort; les effectifs partout incomplets, les quatre cent trente mille hommes se réduisant à deux cent trente mille au plus; les généraux se jalousant, bien décidés chacun à gagner son baton de maréchal, sans porter aide au voisin; la plus effroyable imprévoyance, la mobilisation et la concentration faites d'un seul coup pour gagner du temps, aboutissant à un gachis inextricable; la paralysie lente enfin, partie de haut, de l'empereur malade, incapable d'une résolution prompte, et qui allait envahir l'armée entière, la désorganiser, l'annihiler, la jeter aux pires désastres, sans qu'elle p?t se défendre. Et, cependant, au-dessus du sourd malaise de l'attente, dans le frisson instinctif de ce qui allait venir, la certitude de victoire demeurait.
Brusquement, le 3 ao?t, avait éclaté la nouvelle de la victoire de Sarrebruck, remportée la veille. Grande victoire, on ne savait. Mais les journaux débordaient d'enthousiasme, c'était l'Allemagne envahie, le premier pas dans la marche glorieuse; et le prince impérial, qui avait ramassé froidement une balle sur le champ de bataille, commen?ait sa légende. Puis, deux jours plus tard, lorsqu'on avait su la surprise et l'écrasement de Wissembourg, un cri de rage s'était échappé des poitrines. Cinq mille hommes pris dans un guet-apens, qui avaient résistés pendant dix heures à trente-cinq mille Prussiens, ce lache massacre criait simplement vengeance! Sans doute, les chefs étaient coupables de s'être mal gardés et de n'avoir rien prévu. Mais tout cela allait être réparé, Mac-Mahon avait appelé la première division du 7e corps, le 1er corps serait soutenu par le 5e, les Prussiens devaient, à cette heure, avoir repassé le Rhin, avec les ba?onnettes de nos fantassins dans le dos. Et la pensée qu'on s'était furieusement battu ce jour-là, l'attente de plus en plus enfiévrée des nouvelles, toute l'anxiété épandue s'élargissait à chaque minute sous le vaste ciel palissant.
C'était ce que Maurice répétait à Weiss.
-- Ah! on leur a s?rement aujourd'hui allongé une fameuse raclée!
Sans répondre, Weiss hocha la tête d'un air soucieux. Lui aussi regardait du c?té du Rhin, vers cet orient où la nuit s'était déjà complètement faite, un mur noir, assombri de mystère. Depuis les dernières sonneries de l'appel, un grand silence tombait sur le camp engourdi, troublé à peine par les pas et les voix de quelques soldats attardés. Une lumière venait de s'allumer, une étoile clignotante, dans la salle de la ferme où l'état-major veillait, attendant les dépêches qui arrivaient d'heure en heure, obscures encore. Et le feu de bois vert, enfin abandonné, fumait toujours d'une grosse fumée triste, qu'un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète, salissant au ciel les premières étoiles.
-- Une raclée, finit par répéter Weiss, Dieu vous entende!
Jean, toujours assis à quelques pas, dressa l'oreille; tandis que le lieutenant Rochas, ayant surpris ce voeu tremblant de doute, s'arrêta net pour écouter.
-- Comment! reprit Maurice, vous n'avez pas une entière confiance, vous croyez une défaite possible!
D'un geste, son beau-frère l'arrêta, les mains frémissantes, sa bonne face tout d'un coup bouleversée et palie.
-- Une défaite, le ciel nous en garde!... Vous savez, je suis de ce pays, mon grand-père et ma grand'mère ont été assassinés par les cosaques, en 1814; et, quand je songe à l'invasion, mes poings se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma redingote, comme un troupier!... Une défaite, non, non! je ne veux pas la croire possible!
Il se calma, il eut un abandon d'épaules, plein d'accablement.
-- Seulement, que voulez-vous! Je ne suis pas tranquille... Je la connais bien, mon Alsace; je viens de la traverser encore, pour mes affaires; et nous avons vu, nous autres, ce qui crevait les yeux des généraux, et ce qu'ils ont refusé de voir... Ah! la guerre avec la Prusse, nous la désirions, il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle. Mais ?a n'empêchait pas nos relations de bon voisinage avec Bade et avec la Bavière, nous avons tous des parents ou des amis, de l'autre c?té du Rhin. Nous pensions qu'ils rêvaient comme nous d'abattre l'orgueil insupportable des Prussiens... Et nous, si calmes, si résolus, voilà plus de quinze jours que l'impatience et l'inquiétude nous prennent, à voir comment tout va de mal en pis. Dès la déclaration de guerre, on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages, reconna?tre le terrain, couper les fils télégraphiques. Bade et la Bavière
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