La Conquete de Plassans | Page 6

Emile Zola
la parole à l'enfant.
--Celui-ci a fini, bien qu'il soit le cadet. Quand je dis qu'il a fini, je veux
dire qu'il est bachelier, car il est rentré au collège pour faire une année
de philosophie: c'est le savant de la famille... L'autre, l'aîné, ce grand
dadais, ne vaut pas grand'chose, allez. Il s'est déjà fait refuser deux fois
au baccalauréat, et vaurien avec cela, toujours le nez en l'air, toujours
polissonnant.
Octave écoutait ces reproches en souriant, tandis que Serge avait baissé
la tête sous les éloges. Faujas parut un instant encore les étudier en
silence; puis, passant à Désirée, retrouvant son air tendre:
--Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous d'être votre ami?
Elle ne répondit pas; elle vint, presque effrayée, se cacher le visage
contre l'épaule de sa mère. Celle-ci, au lieu de lui dégager la face, la
serra davantage, en lui passant un bras à la taille.
--Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse; elle n'a pas la tête forte,
elle est restée petite fille.... C'est une innocente.... Nous ne la
tourmentons pas pour apprendre. Elle a quatorze ans, et elle ne sait
encore qu'aimer les bêtes.
Désirée, sous les caresses de sa mère, s'était rassurée; elle avait tourné
la tète, elle souriait. Puis, d'un air hardi;

--Je veux bien que vous soyez mon ami.... Seulement vous ne faites
jamais de mal aux mouches, dites?
Et, comme tout le monde s'égayait autour d'elle:
--Octave les écrase, les mouches; continua-t-elle gravement. C'est
très-mal.
L'abbé Faujas s'était assis. Il semblait très-las. Il s'abandonna un
moment à la paix tiède de la terrasse, promenant ses regards ralentis sur
le jardin, sur les arbres des propriétés voisines. Ce grand calme, ce coin
désert de petite ville, lui causaient une sorte de surprise. Son visage se
tacha de plaques sombres.
--On est très-bien ici, murmura-t-il.
Puis il garda le silence, comme absorbé et perdu. Il eut un léger sursaut,
lorsque Mouret lui dit avec un rire:
--Si vous le permettez, maintenant, monsieur, nous allons nous mettre à
table.
Et, sur le regard de sa femme:
--Vous devriez faire comme nous, accepter une assiette de soupe. Cela
vous éviterait d'aller dîner à l'hôtel.... Ne vous gênez pas, je vous en
prie.
--Je vous remercie mille fois, nous n'avons besoin de rien, répondit
l'abbé d'un ton d'extrême politesse, qui n'admettait pas une seconde
invitation.
Alors, les Mouret retournèrent dans la salle à manger, où ils
s'attablèrent. Marthe servit la soupe. Il y eut bientôt un tapage
réjouissant de cuillers. Les enfants jasaient. Désirée eut des rires clairs,
en écoutant une histoire que son père racontait, enchanté d'être enfin à
table. Cependant, l'abbé Faujas, qu'ils avaient oublié, restait assis sur la
terrasse, immobile, en face du soleil couchant. Il ne tournait pas la tête;

il semblait ne pas entendre. Comme le soleil allait disparaître, il se
découvrit, étouffant sans doute. Marthe, placée devant la fenêtre,
aperçut sa grosse tête nue, aux cheveux courts, grisonnant déjà vers les
tempes. Une dernière lueur rouge alluma ce crâne rude de soldat, où la
tonsure était comme la cicatrice d'un coup de massue; puis, la lueur
s'éteignit, le prêtre, entrant dans l'ombre, ne fut plus qu'un profil noir
sur la cendre grise du crépuscule.
Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher elle-même une
lampe et servit le premier plat. Comme elle revenait de la cuisine, elle
rencontra, au pied de l'escalier, une femme qu'elle ne reconnut pas
d'abord. C'était madame Faujas. Elle avait mis un bonnet de linge; elle
ressemblait à une servante, avec sa robe de cotonnade, serrée au
corsage par un fichu jaune, noué derrière la taille; et, les poignets nus,
encore toute soufflante de la besogne qu'elle venait de faire, elle tapait
ses gros souliers lacés sur le dallage du corridor.
--Voilà qui est fait, n'est-ce pas, madame? lui dit Marthe en souriant.
--Oh! une misère, répondit-elle; en deux coups de poing, l'affaire a été
bâclée.
Elle descendit le perron, elle radoucit sa voix:
--Ovide, mon enfant, veux-tu monter? Tout est prêt là-haut.
Elle dut toucher son fils à l'épaule pour le tirer de sa rêverie. L'air
fraîchissait. Il frissonna, il la suivit sans parler. Comme il passait
devant la porte de la salle à manger, toute blanche de la clarté vive de la
lampe, toute bruyante du bavardage des enfants, il allongea la tête,
disant de sa voix souple:
--Permettez-moi de vous remercier encore et de nous excuser de tout ce
dérangement.... Nous sommes confus....
--Mais non, mais non! cria Mouret; c'est nous autres qui sommes
désolés de n'avoir pas mieux à vous offrir pour cette nuit.
Le prêtre salua, et Marthe rencontra de nouveau ce regard clair, ce

regard d'aigle qui l'avait émotionnée. Il semblait qu'au fond de l'oeil,
d'un gris morne d'ordinaire, une flamme passât brusquement, comme
ces lampes qu'on promène derrière les façades endormies des maisons.
--Il a
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