La Conquete de Plassans | Page 5

Emile Zola
père Bourrette
est sûrement un digne homme, seulement il est fâcheux que vous l'ayez
chargé de votre affaire.... Il n'a pas pour deux liards de tête.... Si nous
avions su, nous aurions tout préparé. Au lieu que nous voilà maintenant
avec un déménagement à faire.... Vous comprenez, nous utilisions les
chambres. Il y a là-haut, sur le plancher, toute notre récolte de fruits,
des figues, des pommes, du raisin....
Le prêtre l'écoutait avec une surprise que sa grande politesse ne
réussissait plus à cacher. --Oh! mais ça ne sera pas long, continua
Mouret. En dix minutes, si vous voulez bien prendre la peine d'attendre,
Rose va débarrasser vos chambres.
Une vive inquiétude grandissait sur le visage terreux de l'abbé.
--Le logement est meublé, n'est-ce pas? demanda-t-il.

--Du tout, il n'y a pas un meuble; nous ne l'avons jamais habité.
Alors, le prêtre perdit son calme; une lueur passa dans ses yeux gris. Il
s'écria avec une violence contenue:
--Comment! mais j'avais formellement recommandé dans ma lettre de
louer un logement meublé. Je ne pouvais pas apporter des meubles dans
ma malle, bien sûr.
--Hein! qu'est-ce que je disais? cria Mouret d'un ton plus haut. Ce
Bourrette est incroyable.... Il est venu, monsieur, et il a vu certainement
les pommes, puisqu'il en a même pris une dans la main, en déclarant
qu'il avait rarement admiré une aussi belle pomme. Il a dit que tout lui
semblait très-bien, que c'était ça qu'il fallait, et qu'il louait.
L'abbé Faujas n'écoutait plus; tout un flot de colère était monté à ses
joues. Il se tourna, il balbutia, d'une voix anxieuse:
--Mère, vous entendez? il n'y a pas de meubles.
La vieille dame, serrée dans son mince châle noir, venait de visiter le
rez-de-chaussée, à petits pas furtifs, sans lâcher son panier. Elle s'était
avancée jusqu'à la porte de la cuisine, en avait inspecté les quatre murs;
puis, revenant sur le perron, elle avait lentement, d'un regard, pris
possession du jardin. Mais la salle à manger surtout l'intéressait; elle se
tenait de nouveau debout, en face de la table servie, regardant fumer la
soupe, lorsque son fils lui répéta:
--Entendez-vous, mère? il va falloir aller à l'hôtel.
Elle leva la tête, sans répondre; toute sa face refusait de quitter cette
maison, dont elle connaissait déjà les moindres coins. Elle eut un
imperceptible haussement d'épaules, les yeux vagues, allant de la
cuisine au jardin et du jardin à la salle à manger.
Mouret, cependant, s'impatientait. Voyant que ni la mère ni le fils ne
paraissaient décidés à quitter la place, il reprit:

--C'est que nous n'avons pas de lits, malheureusement.... Il y a bien, au
grenier, un lit de sangle, dont madame, à la rigueur, pourrait
s'accommoder jusqu'à demain; seulement, je ne vois pas trop sur quoi
coucherait monsieur l'abbé.
Alors madame Faujas ouvrit enfin les lèvres; elle dit d'une voix brève,
au timbre un peu rauque:
--Mon fils prendra le lit de sangle.... Moi, je n'ai besoin que d'un
matelas par terre, dans un coin. L'abbé approuva cet arrangement d'un
signe de tête. Mouret allait se récrier, chercher autre chose; mais,
devant l'air satisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se contentant
d'échanger avec sa femme un regard d'étonnement.
--Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe de moquerie bourgeoise;
vous pourrez vous meubler comme vous l'entendrez. Rose va monter
enlever les fruits et faire les lits. Si vous voulez attendre un instant sur
la terrasse.... Allons, donnez deux chaises, mes enfants.
Les enfants, depuis l'arrivée du prêtre et de sa mère, étaient demeurés
tranquillement assis devant la table. Ils les examinaient curieusement.
L'abbé n'avait pas semblé les apercevoir; mais madame Faujas s'était
arrêtée un instant à chacun d'eux, les dévisageant, comme pour pénétrer
d'un coup dans ces jeunes têtes. En entendant les paroles de leur père,
ils s'empressèrent tous trois et sortirent des chaises.
La vieille dame ne s'assit pas. Comme Mouret se tournait, ne
l'apercevant plus, il la vit plantée devant une des fenêtres entrebâillées
du salon; elle allongeait le cou, elle achevait son inspection, avec
l'aisance tranquille d'une personne qui visite une propriété à vendre. Au
moment où Rose soulevait la petite malle, elle rentra dans le vestibule,
en disant simplement:
--Je monte l'aider.
Et elle monta derrière la domestique. Le prêtre ne tourna pas même la
tête; il souriait aux trois enfants, restés debout devant lui. Son visage
avait une expression de grande douceur, quand il voulait, malgré la

dureté du front et les plis rudes de la bouche.
--C'est toute votre famille, madame? demanda-t-il à Marthe, qui s'était
approchée.
--Oui, monsieur, répondit-elle, gênée par le regard clair qu'il fixait sur
elle.
Mais il regarda de nouveau les enfants, il continua:
--Voilà deux grands garçons qui seront bientôt des hommes.... Vous
avez fini vos études, mon ami?
Il s'adressait à Serge. Mouret coupa
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 145
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.