La Conquete de Plassans | Page 3

Emile Zola

--Eh bien! Rose, et ce dîner qui brûlait?
--Pardi! cria du fond du corridor la voix furieuse de la cuisinière, il n'y
a plus rien de prêt maintenant; tout est froid. Vous attendrez, monsieur.
Mouret eut un rire silencieux; il cligna l'oeil gauche, en regardant sa
femme et ses enfants. La colère de Rose semblait l'amuser fort. Il
s'absorba ensuite dans le spectacle des arbres fruitiers de son voisin.
--C'est surprenant, murmura-t-il, monsieur Rastoil a des poires
magnifiques, cette année.
Marthe, inquiète depuis un instant, semblait avoir une question sur les
lèvres. Elle se décida, elle dit timidement:
--Est-ce que tu attendais quelqu'un aujourd'hui, mon ami?
--Oui et non, répondit-il, en se mettant à marcher de long en large.
--Tu as loué le second étage, peut-être?
--J'ai loué, en effet.
Et, comme un silence embarrassé se faisait, il continua de sa voix
paisible:

--Ce matin, avant départir pour les Tulettes, je suis monté chez l'abbé
Bourrette; il a été très-pressant, et, ma foi! j'ai conclu.... Je sais bien que
cela te contrarie. Seulement, songe un peu, tu n'es pas raisonnable, ma
bonne. Ce second étage ne nous servait à rien; il se délabrait. Les fruits
que nous conservions dans les chambres, entretenaient là une humidité
qui décollait les papiers.... Pendant que j'y songe, n'oublie pas de faire
enlever les fruits dès demain: notre locataire peut arriver d'un moment à
l'autre.
--Nous étions pourtant si à l'aise, seuls dans notre maison! laissa
échapper Marthe à demi-voix.
--Bah! reprit Mouret, un prêtre, ce n'est pas bien gênant. Il vivra chez
lui, et nous chez nous. Ces robes noires, ça se cache pour avaler un
verre d'eau.... Tu sais si je les aime, moi! Des fainéants, la plupart.... Eh
bien! ce qui m'a décidé à louer, c'est que justement j'ai trouvé un prêtre.
Il n'y a rien à craindre pour l'argent avec eux, et on ne les entend pas
même mettre leur clef dans la serrure.
Marthe restait désolée. Elle regardait, autour d'elle, la maison heureuse,
baignant dans l'adieu du soleil le jardin, où l'ombre devenait plus grise;
elle regardait ses enfants, son bonheur endormi qui tenait là, dans ce
coin étroit.
--Et sais-tu quel est ce prêtre? reprit-elle.
--Non, mais l'abbé Bourrette a loué en son nom, cela suffit. L'abbé
Bourrette est un brave homme.... Je sais que notre locataire s'appelle
Faujas, l'abbé Faujas, et qu'il vient du diocèse de Besançon. Il n'aura
pas pu s'entendre avec son curé; on l'aura nommé vicaire ici, à
Saint-Saturnin. Peut-être qu'il connaît notre évêque, monseigneur
Rousselot. Enfin, ce ne sont pas nos affaires, tu comprends... Moi, dans
tout ceci, je me fie à l'abbé Bourrette.
Cependant, Marthe ne se rassurait pas. Elle tenait tête à son mari, ce qui
lui arrivait rarement.
--Tu as raison, dit-elle, après un court silence, l'abbé est un digne

homme. Seulement, je me souviens que lorsqu'il est venu pour visiter
l'appartement, il m'a dit ne pas connaître la personne au nom de
laquelle il était chargé de louer. C'est une de ces commissions comme
on s'en donne entre prêtres, d'une ville à une autre.... Il me semble que
tu aurais pu écrire à Besançon, te renseigner, savoir enfin qui tu vas
introduire chez toi.
Mouret ne voulait point s'emporter; il eut un rire de complaisance.
--Ce n'est pas le diable, peut-être.... Te voilà toute tremblante. Je ne te
savais pas si superstitieuse que ça. Tu ne crois pas au moins que les
prêtres portent malheur, comme on dit. Ils ne portent pas bonheur non
plus, c'est vrai. Ils sont comme les autres hommes.... Ah bien! tu verras,
lorsque cet abbé sera là, si sa soutane me fait peur!
--Non, je ne suis pas superstitieuse, tu le sais, murmura Marthe. J'ai
comme un gros chagrin, voilà tout.
Il se planta devant elle, il l'interrompit d'un geste brusque.
--C'est assez, n'est-ce pas? dit-il. J'ai loué, n'en parlons plus.
Et il ajouta, du ton railleur d'un bourgeois qui croit avoir conclu une
bonne affaire:
--Le plus clair, c'est que j'ai loué cent cinquante francs: ce sont cent
cinquante francs de plus qui entreront chaque année dans la maison.
Marthe avait baissé la tète, ne protestant plus que par un balancement
vague des mains, fermant doucement les yeux, comme pour ne pas
laisser tomber les larmes dont ses paupières étaient toutes gonflées.
Elle jeta un regard furtif sur ses enfants, qui, pendant l'explication
qu'elle venait d'avoir avec leur père, n'avaient pas paru entendre,
habitués sans doute à ces sortes de scènes où se complaisait la verve
moqueuse de Mouret.
--Si vous voulez manger maintenant, vous pouvez venir, dit Rose de sa
voix maussade, en s'avançant sur le perron.

--C'est cela. Les enfants, à la soupe! cria gaiement Mouret, sans paraître
garder la moindre méchante humeur. La famille se leva. Alors Désirée,
qui avait gardé sa gravité de
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