La Confession de Talleyrand, V. 1-5 | Page 6

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
qui ne donnera jamais de l'esprit à personne, mais où on trouve des traits d'emprunt à placer dans la conversation, comme les lieux-communs de la rhétorique dans un discours.
On m'a ainsi attribué ces anas à l'usage des oisifs qui les apprennent par coeur, et on m'a chargé de tout le petit esprit des salons de Paris et de la province. Si on ne prête qu'aux riches, encore faut-il que ce ne soit pas de la fausse monnaie; il en est dont j'accepterais assez volontiers la paternité, parce qu'ils caractérisent un homme ou un événement. Mais rien ne dure comme un préjugé ou une légende; j'ai bien peur que le vulgaire ne me juge sur cette surface; cependant les esprits d'élite verront bien que le mien est d'une autre étoffe.
L'esprit n'est pas toujours un feu de cheminée, brillant comme sa flamme et qui s'envole avec ses étincelles, c'est parfois un flambeau qu'on ne promène pas sur deux siècles sans br?ler des barbes vénérables et roussir quelques perruques. C'est aussi une arme de combat à deux tranchants, qu'il faut savoir manier comme un joujou pour ne pas se blesser. La flèche ne revient pas sur l'arc et, quand un mot est laché, il est inutile de courir après; mais ces traits n'étaient pas lancés pour courir les ruelles avec les nouvelles du jour, et les sottises vont loin quand elles ont des ailes de papier.
L'esprit est une ressource; il sert à tout et ne mène à rien. Le silence m'a beaucoup mieux réussi. Mon esprit ne m'a servi qu'à faire hardiment des sottises pour réparer celles des autres; mais je suis trop vieux serpent pour changer de peau. Si c'était à recommencer, je recommencerais, peut-être autrement, et je tomberais de Charybde en Scylla.
Toute ma vie se résume dans mon Bréviaire. Il renferme l'ensemble des Principes et des Maximes des moralistes et des philosophes qui ont dirigé mes actes et ma conduite. Il ne me quitte jamais; je l'ai dans la tête et le voici:
Celui qui est hors de la danse sait bien des chansons.
Les méthodes sont les ma?tres des ma?tres.
L'évangile anglais: ?Fais aux autres ce qu'ils te font.?
Je n'oublie rien et je ne pardonne pas.
Il y a des fautes que j'excuse et des passions que je pardonne, ce sont les miennes.
L'inertie est une vertu, l'activité est un vice. Savoir attendre est une habileté en politique; la patience a fait souvent les grandes positions. On doit être actif quand l'occasion passe; on peut être paresseux et nonchalant quand on l'attend.
Il y a des occasions qui ont un faux chignon; quand on veut le saisir, il vous reste dans la main.
Pour prendre un parti, il faut d'abord savoir si celui qui nous conviendrait sera assez fort pour justifier l'espérance du succès, sans quoi il y aurait folie à se mêler de la partie.
Laplace, dans sa théorie scientifique, n'a pas eu besoin de Dieu, cette hypothèse; dans mon système politique, je me suis passé de la morale, où le coeur est la dupe de l'esprit.
Il faut traiter légèrement les grandes affaires et les choses d'importance, et sérieusement les plus frivoles et les plus inutiles. Cette méthode a l'avantage que les esprits ordinaires ne peuvent s'en servir.
Tout le monde peut être utile; personne n'est indispensable.
On n'est jamais indépendant des hommes, surtout dans une condition élevée.
Les hommes sont comme les statues, il faut les voir en place.
Un homme médiocre dans l'élévation est placé sur une éminence, du haut de laquelle tout le monde lui para?t petit et d'où il para?t petit à tout le monde.
L'art de mettre les hommes à leur place est le premier peut-être dans la science du gouvernement; mais celui de trouver la place des mécontents est à coup s?r le plus difficile; et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.
Les présomptueux se présentent; les hommes d'un vrai mérite aiment à être requis.
Quand vient la fortune, les petits hommes se redressent, les grands hommes se penchent.
Il faut mener les hommes sans leur faire sentir le joug, asservir les volontés sans les contraindre.
Le mépris doit être le plus mystérieux des sentiments.
Toutes les fois que le pouvoir parle au peuple, on peut être s?r qu'il demande de l'argent ou des soldats.
Un état chancelle quand on ménage les mécontents; il touche à sa ruine quand la crainte les élève aux premières dignités.
On ne respecte plus rien en France.
Faire garder les pauvres en bourgeron par les pauvres en uniforme, voilà le secret de la tyrannie et le problème des gouvernements.
En vain autour des tr?nes les genoux fléchissent, les fronts s'inclinent, les yeux veillent, les mains obéissent, nos coeurs sont à nous seuls.
Il faut avoir été berger pour apprécier le bonheur des moutons.
En voyant les petits à l'oeuvre, on
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