La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 8

Alphonse Daudet
les b?cherons saper les arbres.
Comme Victor était léger et adroit, on le faisait grimper à la cime des sapins pour attacher la corde qui sert à les abattre. Il paraissait plus petit à mesure qu'il montait, et quand il arrivait en haut, Clara avait très peur.
Lui, brave, se balan?ait tout exprès pour la taquiner.
D'autres fois, ils allaient voir M. Maugendre à son chantier.
Le charpentier était un homme maigre et sec comme une douve.
Il vivait seul, en dehors du village, en pleine forêt.
On ne lui connaissait pas d'amis.
La curiosité villageoise avait été longtemps intriguée par la solitude et le silence de cet inconnu qui était venu, du fond de la Nièvre, monter un chantier à l'écart des autres.
Depuis six ans, il travaillait par tous les temps, sans jamais ch?mer, comme un homme à la peine, bien qu'il passat pour avoir beaucoup de ?denrée?, fit de gros marchés et allat souvent consulter le notaire de Corbigny sur le placement de ses économies.
Un jour il avait dit à M. le curé qu'il était veuf.
On n'en savait pas plus.
Quand Maugendre voyait arriver les enfants, il posait sa scie, et laissait là sa besogne pour causer avec eux.
Il s'était pris d'affection pour Victor. Il lui enseignait à tailler des coques de bateau dans des éclats de bois.
Une fois, il lui dit:
?Tu me rappelles un enfant que j'ai perdu.?
Et, comme s'il e?t craint d'en avoir trop conté, il ajouta:
?Oh! il y a longtemps, bien longtemps.?
Un autre jour, il dit au père Louveau:
?Quand tu ne voudras plus de Victor, donne-le moi.
?Je n'ai pas d'héritiers, je ferai des sacrifices, je l'enverrai à la ville, au collège. Il passera des examens, il entrera à l'école forestière.?
Mais Fran?ois était encore dans le feu de sa belle action. Il refusa, et Maugendre attendit patiemment que l'accroissement progressif de la famille Louveau, ou quelque embarras d'argent, dégo?tat le marinier des adoptions.
Le hasard parut vouloir exaucer ses voeux.
En effet, on e?t pu croire que le guignon s'était embarqué sur la Belle-Nivernaise en même temps que Victor.
Depuis ce moment-là, tout allait de travers.
Le bois se vendait mal.
L'équipage se cassait toujours quelque membre la veille des livraisons.
Enfin, un beau jour, au moment de partir pour Paris, la mère Louveau tomba malade.
Au milieu des hurlements des marmots, Fran?ois perdait la tête.
Il confondait la soupe et les tisanes.
Il impatientait si fort la malade par ses sottises qu'il renon?a à la soigner et laissa faire Victor.
Pour la première fois de sa vie, le marinier acheta son bois.
Il avait beau entortiller les arbres avec ses ficelles, prendre trente-six fois de suite la même mesure, il se trompait toujours dans le calcul,--vous savez le fameux calcul:
Je multiplie, je multiplie...
C'était la mère Louveau qui savait ?a!
Il exécuta la commande tout de travers, se mit en route pour Paris avec une grosse inquiétude, tomba sur un acheteur malhonnête, qui profita de la circonstance pour le rouler.
Il revint au bateau le coeur bien gros, s'assit au pied du lit, et dit d'une voix désolée:
?Ma pauvre femme, tache de te guérir ou nous sommes perdus.?
La mère Louveau se remit lentement. Elle se débattit contre la mauvaise chance, fit l'impossible pour joindre les deux bouts.
S'ils avaient eu de quoi acheter un bateau neuf, ils auraient pu relever leur commerce, mais on avait dépensé toutes les économies pendant les jours de maladie, et les bénéfices passaient à boucher les trous de la Belle-Nivernaise qui n'en pouvait plus.
Victor devint une lourde charge pour eux.
Ce n'était plus l'enfant de quatre ans qu'on habillait dans une vareuse et que l'on nourrissait par-dessus le marché.
Il avait douze ans, maintenant; il mangeait comme un homme, bien qu'il f?t resté maigrichon, tout en nerfs et qu'on ne p?t encore songer à lui faire manoeuvrer la gaffe,--quand l'équipage se cassait quelque chose.
Et tout allait de mal en pis. On avait eu grand'peine au dernier voyage, à remonter la Seine jusqu'à Clamecy.
La Belle-Nivernaise faisait eau de toutes parts; les raccords ne suffisaient plus, il aurait fallu radouber toute la coque, ou plut?t mettre la barque au rancart et la remplacer.
Un soir de mars, c'était la veille de l'appareillage pour Paris, comme Louveau tout soucieux prenait congé de Maugendre, après avoir réglé son compte de bois, le charpentier lui offrit de venir boire une bouteille dans sa maison.
?J'ai à te causer, Fran?ois.?
Ils entrèrent dans la cabane.
Maugendre remplit deux verres et ils s'attablèrent en face l'un de l'autre.
?Je n'ai pas toujours été isolé comme tu vois, Louveau.
?Je me rappelle un temps où j'avais tout ce qu'il faut pour être heureux; un peu de bien et une femme qui m'aimait.
?J'ai tout perdu.
?Par ma faute.?
Et le charpentier s'interrompit; l'aveu qu'il avait dans la gorge l'étranglait.
?Je n'ai jamais été un méchant homme, Fran?ois. Mais j'avais un vice.
--Toi?
--Je l'ai encore.
?J'aime la ?denrée? par-dessus tout.
?C'est ce qui a causé mes malheurs.
--Comment ?a, mon pauvre Maugendre?
--Je vais te le dire.
?Sit?t marié, quand
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