nous avons eu notre enfant, l'idée m'est venue d'envoyer ma femme à Paris, chercher une place de nourrice.
??a rapporte gros, quand le mari a de l'ordre et qu'il sait conduire sa maison tout seul.
?Ma femme ne voulait pas se séparer de son moutard.
?Elle me disait:
?Mais mon homme, nous gagnons assez d'argent comme ?a!
?Le reste serait de l'argent maudit!
?Il ne nous profiterait pas.
?Laisse ces ressources-là aux pauvres ménages déjà chargés d'enfants, et épargne-moi le chagrin de vous quitter.
?Je n'ai rien voulu écouter, Louveau, et je l'ai forcée à partir.
--Eh bien?
--Eh bien, quand ma femme a eu trouvé une place, elle a donné son enfant à une vieille pour le ramener au pays.
?Elle les a accompagnés au chemin de fer.
?Depuis on n'en a plus jamais entendu parler.
--Et ta femme, mon pauvre Maugendre?
--Quand on lui a appris la nouvelle, ?a a fait tourner son lait.
?Elle est morte.?
Ils se turent tous deux, Louveau ému de ce qu'il venait d'entendre, Maugendre accablé par ses souvenirs.
Ce fut le charpentier qui parla le premier:
?Pour me punir, je me suis condamné à l'existence que je mène.
?J'ai vécu douze ans à l'écart de tous.
?Je n'en peux plus. J'ai peur de mourir seul.
?Si tu as pitié de moi, tu me donneras Victor, pour me remplacer l'enfant que j'ai perdu.?
Louveau était très embarrassé.
Victor leur co?tait cher.
Mais, si on se séparait de lui au moment on il allait pouvoir se rendre utile, tous les sacrifices qu'on s'était imposés pour l'élever seraient perdus.
Maugendre devina sa pensée:
?Il va sans dire, Fran?ois, que, si tu me le donnes, je te dédommagerai de tes frais.
??a serait aussi une bonne affaire pour le petit. Je ne peux jamais voir les élèves forestiers dans les bois sans me dire: J'aurais pu faire de mon gar?on un monsieur comme ces messieurs-là.
?Victor est laborieux et il me pla?t. Tu sais bien que je le traiterai comme mon fils.
?Voyons, est-ce dit??
On en causa le soir, les enfants couchés dans la cabine de la Belle-Nivernaise.
La femme de tête essaya de raisonner.
?Vois-tu, Fran?ois, nous avons fait pour cet enfant-là tout ce que nous avons pu.
?Dieu sait qu'on désirait le garder!
?Mais, puisqu'il s'offre une occasion de nous séparer de lui sans le rendre malheureux, il faut tacher d'avoir du courage.?
Et, malgré eux, les yeux se tournèrent vers le lit, où Victor et Mimile dormaient d'un sommeil d'enfants, calme et abandonné.
?Pauvre petit!? dit Fran?ois d'une voix douce.
Ils entendaient la rivière clapoter le long du bordage, et, de temps en temps, le sifflet du chemin de fer déchirant la nuit.
La mère Louveau éclata en sanglots:
?Dieu aie pitié de nous, Fran?ois, je le garde!?
CHAPITRE IV
LA VIE EST RUDE.
Victor touchait à ses quinze ans.
Il avait poussé tout d'un coup, le petit palot, devenant un fort gars aux épaules larges, aux gestes tranquilles.
Depuis le temps qu'il naviguait sur la Belle-Nivernaise, il commen?ait à conna?tre son chemin comme un vieux marinier, nommant les bas-fonds, flairant les hauteurs d'eau, passant des manoeuvres de la perche à celles du gouvernail.
Il portait la ceinture rouge et la vareuse bouffante autour des reins.
Quand le père Louveau lui abandonnait la barre, Clara, qui se faisait grande fille, venait tricoter à c?té de lui, éprise de sa figure calme et de ses mouvements robustes.
Cette fois-là, la route de Corbigny à Paris avait été rude.
Grossie par les pluies d'automne, la Seine avait fait tomber les barrages, et se ruait vers la mer comme une bête échappée.
Les mariniers inquiets hataient leurs livraisons, car le fleuve roulait déjà au ras des quais, et les dépêches, envoyées d'heure en heure par les postes d'éclusiers annon?aient de mauvaises nouvelles.
On disait que les affluents rompaient leurs digues, inondaient la campagne, et la crue montait, montait.
Les quais étaient envahis par une foule affairée, grouillement d'hommes, de charrettes et de chevaux; au-dessus les grues à vapeur manoeuvraient leur grand bras.
La Halle aux vins était déjà déblayée.
Des camions emportaient des caisses de sucre.
Les loueurs quittaient leurs cabines; les quais se vidaient; et la file des charrois, gravissant la pente des rampes, fuyait la crue comme une armée en marche.
Retardés par la brutalité des eaux et les relaches des nuits sans lune, les Louveau désespéraient de livrer leur bois à temps.
Tout le monde avait mis la main à la besogne, et l'on travaillait fort tard dans la soirée à la lueur des becs de gaz du quai et des lanternes.
A onze heures, toute la cargaison était empilée au pied de la rampe.
Comme la charrette de Dubac, le menuisier, ne reparaissait pas, on se coucha.
Ce fut une terrible nuit, pleine de grincements de cha?nes, de craquements de bordages, de chocs de bateaux.
La Belle-Nivernaise, disloquée par les secousses, poussait des gémissements comme un patient à la torture.
Pas moyen de fermer l'oeil.
Le père Louveau, sa femme, Victor et l'équipage se levèrent à l'aube, laissant les enfants dans leur lit.
La Seine avait encore monté dans la nuit.
Houleuse et vaguée comme
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