La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 6

Alphonse Daudet
Fran?ois faisait partie de la famille et, à voir Clara le serrer par le cou en s'endormant, on devinait que la fillette l'avait pris sous sa protection.
Le déchargement de la Belle-Nivernaise dura trois jours.
Trois jours de travail forcé, sans une distraction, sans un écart.
Sur le midi, la dernière charrette fut chargée, le bateau vidé.
On ne pouvait prendre le remorqueur que le lendemain, et Fran?ois passa toute la journée caché dans l'entrepont, radoubant le bordage, poursuivi par cette phrase qui, depuis trois jours, lui bourdonnait aux oreilles:
?Reporte-le chez le commissaire.?
Ah! ce commissaire!
Il n'était pas moins redouté dans la cabine de la Belle-Nivernaise que dans la maison de Guignol.
Il était devenu une espèce de croquemitaine dont la mère Louveau abusait pour faire taire Clara.
Toutes les fois qu'elle pronon?ait ce nom redouté, le petit attachait sur elle ses yeux inquiets d'enfant qui a trop t?t souffert.
Il comprenait vaguement tout ce que ce mot contenait de périls à venir.
Le commissaire! Cela voulait dire: plus de Clara, plus de caresses, plus de feu, plus de pommes de terre. Mais le retour à la vie noire, aux jours sans pain, aux sommeils sans lit, aux réveils sans baisers.
Aussi, comme il se cramponna aux jupes de la mère Louveau la veille du départ, quand Fran?ois demanda d'une voix tremblante:
?Voyons, le reportons-nous, oui ou non??
La mère Louveau ne répondit pas.
On aurait dit qu'elle cherchait une excuse pour garder Victor.
Quant à Clara, elle se roulait sur le parquet, suffoquée de larmes, décidée à avoir des convulsions si on la séparait de son ami.
La femme de tête parla gravement.
?Mon pauvre homme, tu as fait une bêtise, comme toujours.
?Maintenant il faut la payer.
?Cet enfant-là s'est attaché à nous, Clara s'est toquée de lui, et ?a peinerait tout le monde de le voir partir.
?Je vais essayer de le garder, mais je veux que chacun y mette du sien.
?La première fois que Clara aura ses nerfs ou que tu te griseras, je le reporterai chez le commissaire.?
Le père Louveau rayonnait.
C'était dit. Il ne boirait plus.
Il riait jusqu'à ses boucles d'oreilles et chantait sur le pont, en roulant son cable, tandis que le remorqueur entra?nait la Belle-Nivernaise avec toute une flottille de bateaux.

CHAPITRE III
EN ROUTE.
Victor était en route.
En route pour la campagne de banlieue, mirant dans l'eau ses maisonnettes et ses potagers.
En route pour le pays blanc des collines crayeuses.
En route le long des chemins de halage sonores et dallés.
En route pour la montagnette, pour le canal de l'Yonne endormi dans son lit d'écluses.
En route pour les verdures d'hiver et les bois du Morvan.
Adossé à la barre de son bateau, et entêté dans sa volonté de ne pas boire, Fran?ois faisait la sourde oreille aux invitations des éclusiers et des marchands de vins étonnés de le voir passer au large.
Il fallait se cramponner à la barre pour empêcher la Belle-Nivernaise d'accoster les cabarets.
Depuis le temps que le vieux bateau faisait le même voyage, il connaissait les stations, et s'arrêtait tout seul comme un cheval d'omnibus.
A l'avant, juché sur une seule patte, l'équipage manoeuvrait mélancoliquement une gaffe immense, repoussait les herbes, arrondissait les tournants, accrochait les écluses.
Il ne faisait pas grande besogne, bien qu'on entendit jour et nuit sur le pont le clabaudement de sa jambe de bois.
Résigné et muet, il était de ceux pour qui tout a mal tourné dans la vie.
Un camarade l'avait éborgné à l'école, une hache l'avait estropié à la scierie, une cuve l'avait ébouillanté à la raffinerie.
Il aurait fait un mendiant, mourant de faim au bord d'un fossé, si Louveau--qui avait toujours eu du coup d'oeil--ne l'e?t embauché à la sortie de l'h?pital pour l'aider à la manoeuvre.
?'avait même été l'occasion d'une fière querelle, autrefois, exactement comme pour Victor.
La femme de tête s'était fachée.
Louveau avait baissé le nez.
Et l'équipage avait fini par rester.
A présent il faisait partie de la ménagerie de la Belle-Nivernaise, au même titre que le chat et le corbeau.
Le père Louveau gouverna si droit, et l'équipage manoeuvra si juste, que douze jours après son départ de Paris, la Belle-Nivernaise, ayant remonté le fleuve et les canaux, vint s'amarrer au pont de Corbigny pour dormir en paix son sommeil d'hiver.
De décembre à la fin de février, les mariniers ne naviguent pas.
Ils radoubent leurs bateaux et parcourent les forêts pour acheter sur pied les coupes de printemps.
Comme le bois n'est pas cher, on br?le beau feu dans les cabines, et, si la vente d'automne a bien réussi, ce temps de ch?mage est un repos joyeux.
On disposa la Belle-Nivernaise pour l'hivernage, c'est-à-dire que l'on décrocha le gouvernail, que l'on cacha le mat de fortune dans l'entrepont et que toute la place resta libre pour jouer et pour courir sur la tillac.
Quel changement de vie pour l'enfant trouvé! Pendant tout le voyage, il était demeuré abasourdi, effarouché.
On aurait dit un oiseau élevé en cage que la liberté étonne, et qui oublie
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