connaissait pas.
Il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit, le brave homme, à la pensée qu'il faudrait reporter au commissaire cet enfant qui avait si froid et si faim.
Il s'attendait à une nouvelle scène au réveil; mais la mère Louveau avait d'autres idées en tête, car elle ne lui parla pas de Victor.
Fran?ois croyait gagner beaucoup en reculant l'heure de l'explication.
Il ne songeait qu'à se faire oublier, qu'à échapper à l'oeil de sa femme, travaillant de tout son coeur, de peur que la mère Louveau, le voyant oisif, ne lui criat:
?Dis donc, toi, puisque tu ne fais rien, reconduis le petit où tu l'as pris.?
Et il travaillait.
Les tas de planches diminuaient à vue d'oeil.
Dubac avait déjà fait trois voyages, et la mère Louveau, debout sur la passerelle, son nourrisson dans les bras, avait tout juste le temps de compter les livraisons au passage.
Dans sa bonne volonté, Fran?ois choisissait des madriers longs comme des mats, épais comme des murs.
Quand la solive était trop lourde, il appelait l'équipage à son secours, pour charger.
L'équipage, c'était un matelot à jambe de bois qui composait à lui tout seul le personnel de la Belle-Nivernaise.
On l'avait recueilli par charité et gardé par habitude.
L'invalide s'arc-boutait sur sa quille, on soulevait la poutre avec de grands efforts, et Louveau, ployant sous le faix, la ceinture tendue sur les reins, descendait lentement le pont volant.
Le moyen de déranger un homme si occupé?
La mère Louveau n'y pensait pas.
Elle allait et venait sur la passerelle, absorbée par Mimile, qui tétait.
Toujours altéré, ce Mimile!
Comme son père.
Altéré, lui, Louveau!... pas aujourd'hui, bien s?r.
Depuis le matin qu'on travaille, il n'a pas encore été question de vin blanc. On n'a pas seulement pris le temps de souffler, de s'éponger le front, de trinquer sur le coin d'un comptoir.
Même, tout à l'heure, quand Dubac a proposé d'aller boire un verre, Fran?ois a répondu héro?quement:
?Plus tard, nous avons le temps.?
Refuser un verre!
La ménagère n'y comprend plus rien, on lui a changé son Louveau.
On a changé Clara aussi, car voilà onze heures sonnées, et la petite, qui ne veut jamais rester au lit, n'a pas bougé de la matinée.
Et la mère Louveau descend quatre à quatre dans la cabine pour voir ce qui se passe.
Fran?ois reste sur le pont, les bras ballants, suffoqué comme s'il venait de recevoir une solive dans l'estomac.
Cette fois, ?a y est.
Sa femme s'est souvenue de Victor; elle va le remonter avec elle, et il faudra se mettre en route pour le bureau du commissaire.
Mais non; la mère Louveau repara?t toute seule, elle rit, elle l'appelle d'un signe.
?Viens donc voir, c'est trop dr?le!?
Le bonhomme ne comprend rien à cette gaieté subite, et il la suit comme un automate, les jambes roides de son émotion.
Les deux marmots étaient assis au bord du lit, en chemise, les pieds nus.
Ils s'étaient emparés du bol de soupe que la mère, en se levant, avait laissé à la portée des petits bras.
N'ayant qu'une cuillère pour deux bouches, ils s'empataient à tour de r?le, comme des oisillons dans un nid, et Clara, qui faisait toujours des fa?ons pour manger sa soupe, tendait son bec à la cuillère, en riant.
On s'était bien mis un peu de pain dans les yeux et dans les oreilles, mais l'on n'avait rien cassé, rien renversé, et les deux bébés s'amusaient de si bon coeur, qu'il n'y avait pas moyen de rester faché.
La mère Louveau riait toujours.
?Puisqu'ils s'entendent si bien que cela, nous n'avons pas besoin de nous occuper d'eux.?
Fran?ois retourna vite à sa besogne, enchanté de la tournure que prenaient les choses.
D'ordinaire, les jours de livraison, il se reposait, dans la journée, c'est-à-dire qu'il roulait tous les cabarets de mariniers, du Point-du-Jour au quai de Bercy.
Aussi le déchargement tra?nait pendant une grande semaine, et la mère Louveau ne décolérait pas.
Mais, cette fois, pas de vin blanc, pas de paresse, une rage de bien faire, un travail fiévreux et soutenu.
De son c?té, comme s'il e?t compris qu'il fallait gagner sa cause, le petit faisait bien tout ce qu'il pouvait pour amuser Clara.
Pour la première fois de sa vie, la fillette passa la journée sans pleurer, sans se cogner, sans trouer ses bas.
Son camarade l'amusait, la mouchait.
Il était toujours disposé à faire le sacrifice de sa chevelure pour arrêter les larmes de Clara, au bord des cils.
Et elle tirait à pleines mains dans la tignasse embrouillée, taquinant son grand ami comme un roquet qui mordille un caniche.
La mère Louveau voyait tout cela de loin.
Elle se disait que cette petite bonne d'enfant était tout de même commode.
On pouvait bien garder Victor jusqu'à la fin de la livraison. Il serait temps de le rendre après, au moment de partir.
C'est pourquoi, le soir, elle ne fit pas d'allusion au renvoi du petit, le gorgea de pommes de terre, et le coucha comme la veille.
On aurait dit que le protégé de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.