La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 8

Alphonse Daudet

pouvait souffrir des loques autour d'elle.
Elle donna un banc à M. le curé, et comme il lui parlait de Victor,
insinuant que, peut-être, avec la protection de Monseigneur, on pourrait
le faire entrer à l'orphelinat d'Autun, la mère Louveau, qui avait son
franc-parler avec tout le monde, répondit brusquement:
«Que le petit soit une charge pour nous autres, ça c'est sûr, monsieur le
curé; m'est avis que, en me l'apportant, François a prouvé une fois de
plus qu'il n'était pas un aigle.

«Je n'ai pas le coeur plus dur que le père; si j'avais rencontré Victor, ça
m'aurait fait de la peine, pourtant je l'aurais laissé où il était.
«Mais maintenant qu'on l'a pris, ce n'est pas pour s'en défaire, et, si, un
jour, nous nous trouvons dans l'embarras à cause de lui, nous n'irons
pas demander la charité à personne.»
A ce moment Victor entra dans la cabine, portant Mimile à son cou.
Le marmot, furieux d'avoir été sevré, se vengeait en refusant de poser le
pied à terre.
Il faisait ses dents et mordait le monde.
Ému de ce spectacle, M. le curé étendit la main sur la tête de l'enfant
trouvé, et dit solennellement:
«Dieu bénit les grandes familles.»
Et il s'en alla, enchanté d'avoir trouvé dans ses souvenirs une sentence
si appropriée à la situation.
Elle n'avait pas menti, la mère Louveau, en disant que Victor était
maintenant de la famille.
Tout en bougonnant, tout en parlant sans cesse de reporter le petit chez
le commissaire, la femme de tête s'était attachée au pauvre pâlot qui ne
quittait pas ses jupes.
Quand Louveau trouvait qu'on en faisait trop, elle répondait
invariablement:
«Il ne fallait pas le prendre.»
Dès qu'il eut sept ans, elle l'envoya à l'école avec Clara.
C'était toujours Victor qui portait le panier et les livres.
Il se battait vaillamment pour défendre le goûter contre l'appétit sans

scrupules des jeunes Morvandiaux.
Il n'avait pas moins de courage au travail qu'à la bataille, et, bien qu'il
ne suivit l'école qu'en hiver, quand on ne naviguait pas, il en savait plus,
à son retour, que les petits paysans, lourds et bruyants comme leurs
sabots, qui bâillaient douze mois de suite sur l'abécédaire.
Victor et Clara revenaient de l'école par la forêt.
Les deux enfants s'amusaient à regarder les bûcherons saper les arbres.
Comme Victor était léger et adroit, on le faisait grimper à la cime des
sapins pour attacher la corde qui sert à les abattre. Il paraissait plus petit
à mesure qu'il montait, et quand il arrivait en haut, Clara avait très peur.
Lui, brave, se balançait tout exprès pour la taquiner.
D'autres fois, ils allaient voir M. Maugendre à son chantier.
Le charpentier était un homme maigre et sec comme une douve.
Il vivait seul, en dehors du village, en pleine forêt.
On ne lui connaissait pas d'amis.
La curiosité villageoise avait été longtemps intriguée par la solitude et
le silence de cet inconnu qui était venu, du fond de la Nièvre, monter
un chantier à l'écart des autres.
Depuis six ans, il travaillait par tous les temps, sans jamais chômer,
comme un homme à la peine, bien qu'il passât pour avoir beaucoup de
«denrée», fit de gros marchés et allât souvent consulter le notaire de
Corbigny sur le placement de ses économies.
Un jour il avait dit à M. le curé qu'il était veuf.
On n'en savait pas plus.
Quand Maugendre voyait arriver les enfants, il posait sa scie, et laissait

là sa besogne pour causer avec eux.
Il s'était pris d'affection pour Victor. Il lui enseignait à tailler des
coques de bateau dans des éclats de bois.
Une fois, il lui dit:
«Tu me rappelles un enfant que j'ai perdu.»
Et, comme s'il eût craint d'en avoir trop conté, il ajouta:
«Oh! il y a longtemps, bien longtemps.»
Un autre jour, il dit au père Louveau:
«Quand tu ne voudras plus de Victor, donne-le moi.
«Je n'ai pas d'héritiers, je ferai des sacrifices, je l'enverrai à la ville, au
collège. Il passera des examens, il entrera à l'école forestière.»
Mais François était encore dans le feu de sa belle action. Il refusa, et
Maugendre attendit patiemment que l'accroissement progressif de la
famille Louveau, ou quelque embarras d'argent, dégoûtât le marinier
des adoptions.
Le hasard parut vouloir exaucer ses voeux.
En effet, on eût pu croire que le guignon s'était embarqué sur la
Belle-Nivernaise en même temps que Victor.
Depuis ce moment-là, tout allait de travers.
Le bois se vendait mal.
L'équipage se cassait toujours quelque membre la veille des livraisons.
Enfin, un beau jour, au moment de partir pour Paris, la mère Louveau
tomba malade.

Au milieu des hurlements des marmots, François perdait la tête.
Il confondait la soupe et les tisanes.
Il impatientait si fort la malade par ses sottises qu'il renonça à la
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