La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 9

Alphonse Daudet

soigner et laissa faire Victor.
Pour la première fois de sa vie, le marinier acheta son bois.
Il avait beau entortiller les arbres avec ses ficelles, prendre trente-six
fois de suite la même mesure, il se trompait toujours dans le
calcul,--vous savez le fameux calcul:
Je multiplie, je multiplie...
C'était la mère Louveau qui savait ça!
Il exécuta la commande tout de travers, se mit en route pour Paris avec
une grosse inquiétude, tomba sur un acheteur malhonnête, qui profita
de la circonstance pour le rouler.
Il revint au bateau le coeur bien gros, s'assit au pied du lit, et dit d'une
voix désolée:
«Ma pauvre femme, tâche de te guérir ou nous sommes perdus.»
La mère Louveau se remit lentement. Elle se débattit contre la
mauvaise chance, fit l'impossible pour joindre les deux bouts.
S'ils avaient eu de quoi acheter un bateau neuf, ils auraient pu relever
leur commerce, mais on avait dépensé toutes les économies pendant les
jours de maladie, et les bénéfices passaient à boucher les trous de la
Belle-Nivernaise qui n'en pouvait plus.
Victor devint une lourde charge pour eux.
Ce n'était plus l'enfant de quatre ans qu'on habillait dans une vareuse et
que l'on nourrissait par-dessus le marché.

Il avait douze ans, maintenant; il mangeait comme un homme, bien
qu'il fût resté maigrichon, tout en nerfs et qu'on ne pût encore songer à
lui faire manoeuvrer la gaffe,--quand l'Équipage se cassait quelque
chose.
Et tout allait de mal en pis. On avait eu grand'peine au dernier voyage,
à remonter la Seine jusqu'à Clamecy.
La Belle-Nivernaise faisait eau de toutes parts; les raccords ne
suffisaient plus, il aurait fallu radouber toute la coque, ou plutôt mettre
la barque au rancart et la remplacer.
Un soir de mars, c'était la veille de l'appareillage pour Paris, comme
Louveau tout soucieux prenait congé de Maugendre, après avoir réglé
son compte de bois, le charpentier lui offrit de venir boire une bouteille
dans sa maison.
«J'ai à te causer, François.»
Ils entrèrent dans la cabane.
Maugendre remplit deux verres et ils s'attablèrent en face l'un de l'autre.
«Je n'ai pas toujours été isolé comme tu vois, Louveau.
«Je me rappelle un temps où j'avais tout ce qu'il faut pour être heureux;
un peu de bien et une femme qui m'aimait.
«J'ai tout perdu.
«Par ma faute.»
Et le charpentier s'interrompit; l'aveu qu'il avait dans la gorge
l'étranglait.
«Je n'ai jamais été un méchant homme, François. Mais j'avais un vice.
--Toi?

--Je l'ai encore.
«J'aime la «denrée» par-dessus tout.
«C'est ce qui a causé mes malheurs.
--Comment ça, mon pauvre Maugendre?
--Je vais te le dire.
«Sitôt marié, quand nous avons eu notre enfant, l'idée m'est venue
d'envoyer ma femme à Paris, chercher une place de nourrice.
«Ça rapporte gros, quand le mari a de l'ordre et qu'il sait conduire sa
maison tout seul.
«Ma femme ne voulait pas se séparer de son moutard.
«Elle me disait:
«Mais mon homme, nous gagnons assez d'argent comme ça!
«Le reste serait de l'argent maudit!
«Il ne nous profiterait pas.
«Laisse ces ressources-là aux pauvres ménages déjà chargés d'enfants,
et épargne-moi le chagrin de vous quitter.
«Je n'ai rien voulu écouter, Louveau, et je l'ai forcée à partir.
--Eh bien?
--Eh bien, quand ma femme a eu trouvé une place, elle a donné son
enfant à une vieille pour le ramener au pays.
«Elle les a accompagnés au chemin de fer.
«Depuis on n'en a plus jamais entendu parler.

--Et ta femme, mon pauvre Maugendre?
--Quand on lui a appris la nouvelle, ça a fait tourner son lait.
«Elle est morte.»
Ils se turent tous deux, Louveau ému de ce qu'il venait d'entendre,
Maugendre accablé par ses souvenirs.
Ce fut le charpentier qui parla le premier:
«Pour me punir, je me suis condamné à l'existence que je mène.
«J'ai vécu douze ans à l'écart de tous.
«Je n'en peux plus. J'ai peur de mourir seul.
«Si tu as pitié de moi, tu me donneras Victor, pour me remplacer
l'enfant que j'ai perdu.»
Louveau était très embarrassé.
Victor leur coûtait cher.
Mais, si on se séparait de lui au moment on il allait pouvoir se rendre
utile, tous les sacrifices qu'on s'était imposés pour l'élever seraient
perdus.
Maugendre devina sa pensée:
«Il va sans dire, François, que, si tu me le donnes, je te dédommagerai
de tes frais.
«Ça serait aussi une bonne affaire pour le petit. Je ne peux jamais voir
les élèves forestiers dans les bois sans me dire: J'aurais pu faire de mon
garçon un monsieur comme ces messieurs-là.
«Victor est laborieux et il me plaît. Tu sais bien que je le traiterai
comme mon fils.

«Voyons, est-ce dit?»
On en causa le soir, les enfants couchés dans la cabine de la
Belle-Nivernaise.
La femme de tête essaya de raisonner.
«Vois-tu, François, nous avons fait pour
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