La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 6

Alphonse Daudet
de pain dans les yeux et dans les oreilles,

mais l'on n'avait rien cassé, rien renversé, et les deux bébés s'amusaient
de si bon coeur, qu'il n'y avait pas moyen de rester fâché.
La mère Louveau riait toujours.
«Puisqu'ils s'entendent si bien que cela, nous n'avons pas besoin de
nous occuper d'eux.»
François retourna vite à sa besogne, enchanté de la tournure que
prenaient les choses.
D'ordinaire, les jours de livraison, il se reposait, dans la journée,
c'est-à-dire qu'il roulait tous les cabarets de mariniers, du Point-du-Jour
au quai de Bercy.
Aussi le déchargement traînait pendant une grande semaine, et la mère
Louveau ne décolérait pas.
Mais, cette fois, pas de vin blanc, pas de paresse, une rage de bien faire,
un travail fiévreux et soutenu.
De son côté, comme s'il eût compris qu'il fallait gagner sa cause, le
petit faisait bien tout ce qu'il pouvait pour amuser Clara.
Pour la première fois de sa vie, la fillette passa la journée sans pleurer,
sans se cogner, sans trouer ses bas.
Son camarade l'amusait, la mouchait.
Il était toujours disposé à faire le sacrifice de sa chevelure pour arrêter
les larmes de Clara, au bord des cils.
Et elle tirait à pleines mains dans la tignasse embrouillée, taquinant son
grand ami comme un roquet qui mordille un caniche.
La mère Louveau voyait tout cela de loin.
Elle se disait que cette petite bonne d'enfant était tout de même
commode.

On pouvait bien garder Victor jusqu'à la fin de la livraison. Il serait
temps de le rendre après, au moment de partir.
C'est pourquoi, le soir, elle ne fit pas d'allusion au renvoi du petit, le
gorgea de pommes de terre, et le coucha comme la veille.
On aurait dit que le protégé de François faisait partie de la famille et, à
voir Clara le serrer par le cou en s'endormant, on devinait que la fillette
l'avait pris sous sa protection.
Le déchargement de la Belle-Nivernaise dura trois jours.
Trois jours de travail forcé, sans une distraction, sans un écart.
Sur le midi, la dernière charrette fut chargée, le bateau vidé.
On ne pouvait prendre le remorqueur que le lendemain, et François
passa toute la journée caché dans l'entrepont, radoubant le bordage,
poursuivi par cette phrase qui, depuis trois jours, lui bourdonnait aux
oreilles:
«Reporte-le chez le commissaire.»
Ah! ce commissaire!
Il n'était pas moins redouté dans la cabine de la Belle-Nivernaise que
dans la maison de Guignol.
Il était devenu une espèce de croquemitaine dont la mère Louveau
abusait pour faire taire Clara.
Toutes les fois qu'elle prononçait ce nom redouté, le petit attachait sur
elle ses yeux inquiets d'enfant qui a trop tôt souffert.
Il comprenait vaguement tout ce que ce mot contenait de périls à venir.
Le commissaire! Cela voulait dire: plus de Clara, plus de caresses, plus
de feu, plus de pommes de terre. Mais le retour à la vie noire, aux jours
sans pain, aux sommeils sans lit, aux réveils sans baisers.

Aussi, comme il se cramponna aux jupes de la mère Louveau la veille
du départ, quand François demanda d'une voix tremblante:
«Voyons, le reportons-nous, oui ou non?»
La mère Louveau ne répondit pas.
On aurait dit qu'elle cherchait une excuse pour garder Victor.
Quant à Clara, elle se roulait sur le parquet, suffoquée de larmes,
décidée à avoir des convulsions si on la séparait de son ami.
La femme de tête parla gravement.
«Mon pauvre homme, tu as fait une bêtise, comme toujours.
«Maintenant il faut la payer.
«Cet enfant-là s'est attaché à nous, Clara s'est toquée de lui, et ça
peinerait tout le monde de le voir partir.
«Je vais essayer de le garder, mais je veux que chacun y mette du sien.
«La première fois que Clara aura ses nerfs ou que tu te griseras, je le
reporterai chez le commissaire.»
Le père Louveau rayonnait.
C'était dit. Il ne boirait plus.
Il riait jusqu'à ses boucles d'oreilles et chantait sur le pont, en roulant
son câble, tandis que le remorqueur entraînait la Belle-Nivernaise avec
toute une flottille de bateaux.

CHAPITRE III
EN ROUTE.

Victor était en route.
En route pour la campagne de banlieue, mirant dans l'eau ses
maisonnettes et ses potagers.
En route pour le pays blanc des collines crayeuses.
En route le long des chemins de halage sonores et dallés.
En route pour la montagnette, pour le canal de l'Yonne endormi dans
son lit d'écluses.
En route pour les verdures d'hiver et les bois du Morvan.
Adossé à la barre de son bateau, et entêté dans sa volonté de ne pas
boire, François faisait la sourde oreille aux invitations des éclusiers et
des marchands de vins étonnés de le voir passer au large.
Il fallait se cramponner à la barre pour empêcher la Belle-Nivernaise
d'accoster les cabarets.
Depuis le temps que le vieux bateau
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