vais essayer de les recoudre, sauf à
être trahi en beaucoup d'endroits par ma mémoire, et à n'être pas aussi
authentique que l'abbé Panorio pourrait le désirer s'il relisait ces pages.
Mais, heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de
l'index de Sa Sainteté (ce dont, à coup sûr, personne n'eût jamais été
s'aviser), et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, qu'on ne s'attendait
guère non plus à voir en cette affaire, faisant exécuter à Venise tous les
index du pape, il n'y a pas de danger que mon conte y arrive et y
reçoive le plus petit démenti.
«D'abord qu'est-ce qu'un Uscoque? demandai-je au moment où
l'honnête Zuzuf essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer
son récit.
--Ignorant! dit l'abbé. Le mot uscocco vient de scoco, lequel, en langue
dalmate, signifie transfuge. L'origine et les diverses fortunes des
Uscoques occupent une place importante dans l'histoire de Venise. Je
vous y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs
et les princes d'Autriche se servirent souvent de ces brigands pour
défendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se
dispenser de payer cette terrible garnison, qui ne se fût pas contentée de
peu, l'Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries; et les Uscoques
faisaient main basse sur tout ce qu'ils rencontraient dans l'Adriatique,
ruinaient le commerce de la république, et désolaient les provinces
d'Istrie et de Dalmatie. Ils furent longtemps établis à Segna, au fond du
golfe de Carnie, et, retranchés là derrière de hautes montagnes et
d'épaisses forêts, ils bravèrent les efforts réitérés qu'on fit pour les
détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l'Autriche les livra enfin sans
appui à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l'Italie en fut purgé.
Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se
disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et grossirent le
nombre des flibustiers qui, de tout temps et en tous lieux, ont fait la
guerre au commerce des nations. Longtemps encore après l'expulsion
de cette race féroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre
et de rapine, le nom d'Uscoque demeura en horreur dans notre marine
militaire et marchande. Et c'est ici l'occasion de vous faire remarquer la
distance qui existe entre le titre de corsaire donné par lord Byron à son
héros, et celui d'uscoque que portait le nôtre. C'est à peu près celle qui
sépare les bandits de drame et d'opéra moderne des voleurs de grands
chemins, les aventuriers de roman des chevaliers d'industrie; en un mot,
la fantaisie de la réalité. Ce n'est pas que notre Uscoque ne fût, comme
le corsaire Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a
plu au poëte d'en faire un grand homme au dénoûment; et il n'en
pouvait être autrement, puisque, n'en déplaise à notre ami Zuzuf, il
avait oublié peu à peu le personnage de son conte athénien pour ne plus
voir dans Conrad que lord Byron lui-même. Quant à nous, qui voulons
nous soumettre à la vérité de la chronique et rester dans le positif de la
vie, nous allons vous montrer un pirate beaucoup moins noble.
--Un corsaire en prose, dit Zuzuf.
--Il a beaucoup d'esprit et de gaieté pour un Turc,» me dit Beppa en
baissant la voix.
L'histoire commença enfin.
* * * * *
Au commencement où éclata, vers la fin du quinzième siècle, la
fameuse guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier
Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait
de manger à Venise une immense fortune. C'était un homme encore
jeune, d'une grande beauté, d'une rare vigueur, de passions fougueuses,
d'un orgueil effréné, d'une énergie indomptable. Il était célèbre dans
toute la république par ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On
eût dit qu'il cherchait à plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en
venir à bout. Son corps semblait être à l'épreuve du fer, et sa santé à
celle de tous les excès. Pour ses richesses, ce fut différent; elles ne
tardèrent pas à succomber aux larges saignées qu'il y faisait tous les
jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des
remontrances et l'engager à s'arrêter sur la pente fatale qui l'entraînait;
mais il ne voulut faire attention à rien, et aux plus sages discours il ne
répondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un
pédant, traitant l'autre de Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient
pas son vin bon d'aller boire ailleurs, et promettant des coups d'épée à
ceux qui reviendraient lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au
bout. Lorsque enfin, toutes ses ressources épuisées, il se vit dans
l'impossibilité absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la
première fois à réfléchir sérieusement à sa position. Après
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