LOrco | Page 7

George Sand
ondes, réjouissez-vous, réjouissez-vous,
réjouissez-vous! Une destinée nouvelle s'ouvre pour vous, aussi belle
que la première. L'aigle noir flotte au-dessus du lion de Saint-Marc, et
des pieds tudesques valsent dans le palais des doges!--Taisez-vous,
harmonie de la nuit! Éteignez-vous, bruits insensés du bal! Ne te fais
plus entendre, saint cantique des pêcheurs; cesse de murmurer, voix de
l'Adriatique! Meurs, lampe de la Madone; cache-toi pour jamais, reine
argentée de la nuit! il n'y a plus de Vénitiens dans
Venise!--Rêvons-nous, sommes-nous en fête? Oui, oui, dansons, rions,
chantons! C'est l'heure où l'ombre de Faliero descend lentement
l'escalier des Géants, et s'assied immobile sur la dernière marche.
Dansons, rions, chantons! car tout à l'heure la voix de l'horloge dira:
Minuit! et le choeur des morts viendra crier à nos oreilles! Servitude!
servitude!»
En achevant ces mots, elle laissa tomber sa guitare qui rendit un son
funèbre en heurtant les dalles, et l'horloge sonna. Tout le monde écouta
sonner les douze coups dans un silence sinistre. Alors le maître du
palais s'avança vers l'inconnue d'un air moitié effrayé, moitié irrité.
«Madame, lui dit-il d'une voix émue, qui m'a fait l'honneur de vous
amener chez moi?

--Moi, s'écria Franz en s'avançant; et si quelqu'un le trouve mauvais,
qu'il parle.»
L'inconnue, qui n'avait pas paru faire attention à la question du maître,
leva vivement la tête en entendant la voix du comte.
«Je vis, s'écria-t-elle avec enthousiasme, je vivrai.»
Et elle se retourna vers lui avec un visage rayonnant. Mais, quand elle
l'eut vu, ses joues pâlirent, et son front se chargea d'un sombre nuage.
«Pourquoi avez-vous pris ce déguisement? lui dit-elle d'un ton sévère
en lui montrant son uniforme.
--Ce n'est point un déguisement, répondit-il, c'est...»
Il n'en put dire davantage. Un regard terrible de l'inconnue l'avait
comme pétrifié. Elle le considéra quelques secondes en silence, puis
laissa tomber de ses yeux deux grosses larmes. Franz allait s'élancer
vers elle. Elle ne lui en laissa pas le temps.
«Suivez-moi», lui dit-elle d'une voix sourde.
Puis elle fendit rapidement la foule étonnée, et sortit du bal suivie du
comte.
Arrivée au bas de l'escalier du palais, elle sauta dans sa gondole, et dit à
Franz d'y monter après elle et de s'asseoir. Quand il l'eut fait, il jeta les
yeux autour de lui, et n'apercevant point de gondolier:
«Qui nous conduira? dit-il.
--Moi, répondit-elle en saisissant la rame d'une main vigoureuse.
--Laissez-moi plutôt.
--Non. Les mains autrichiennes ne connaissent pas la rame de Venise.»
Et, imprimant à la gondole une forte secousse, elle la lança comme une

flèche sur le canal. En peu d'instants ils furent loin du palais. Franz, qui
attendait de l'inconnue l'explication de sa colère, s'étonnait et
s'inquiétait de lui voir garder le silence.
«Où allons-nous? dit-il après un moment de réflexion.
--Où la destinée veut que nous allions,» répondit-elle d'une voix
sombre; et, comme si ces mots eussent ranimé sa colère, elle se mit à
ramer avec plus de vigueur encore. La gondole, obéissant à l'impulsion
de sa main puissante, semblait voler sur les eaux. Franz voyait l'écume
courir avec une éblouissante rapidité le long des flancs de la barque, et
les navires qui se trouvaient sur leur passage, fuir derrière lui comme
des nuages emportés par l'ouragan. Bientôt les ténèbres s'épaissirent, le
vent se leva, et le jeune homme n'entendit plus rien que le clapotement
des flots et les sifflements de l'air dans ses cheveux; et il ne vit plus rien
devant lui que la grande forme blanche de sa compagne au milieu de
l'ombre. Debout à la poupe, les mains sur la rame, les cheveux épars sur
les épaules, et ses longs vêtements blancs en désordre abandonnés au
vent, elle ressemblait moins à une femme qu'à l'esprit des naufrages se
jouant sur la mer orageuse.
«Où sommes-nous? s'écria Franz d'une voix agitée.
--Le capitaine a peur?» répondit l'inconnue avec un rire dédaigneux.
Franz ne répondit pas. Il sentait qu'elle avait raison et que la peur le
gagnait. Ne pouvant la maîtriser, il voulait au moins la dissimuler, et
résolut de garder le silence. Mais, au bout de quelques instants, saisi
d'une sorte de vertige, il se leva et marcha vers l'inconnue.
«Asseyez-vous», lui cria celle-ci.
Franz, que sa peur rendait furieux, avançait toujours.
«Asseyez-vous», lui répéta-t-elle d'une voix furieuse; et, voyant qu'il
continuait à avancer, elle frappa du pied avec tant de violence, que la
barque trembla, comme si elle eût voulu chavirer. Franz fut renversé
par la secousse et tomba évanoui au fond de la barque. Quand il revint à

lui, il vit l'inconnue qui pleurait, couchée à ses pieds. Touché de son
amère douleur, et oubliant tout ce qui venait de se passer, il la saisit
dans ses bras, la releva et la fit asseoir à côté de lui; mais elle ne cessait
pas de pleurer.
«Ô mon amour! s'écria Franz
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