LOrco | Page 6

George Sand
et, lui
saisissant la main, la baigna de ses larmes, sans pouvoir prononcer une
parole.
«Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix émue, et
que tu es digne de me connaître et de me posséder. À demain, au bal du
palais Servilio.»
Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les
paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui terminaient ses entretiens de
chaque nuit. Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans la ville, sans
pouvoir s'arrêter nulle part. Il admirait le ciel, souriait aux lagunes,
saluait les maisons, et parlait au vent. Tous ceux qui le rencontraient le
prenaient pour un fou et le lui montraient par leurs regards. Il s'en
apercevait, et riait de la folie de ceux qui raillaient la sienne. Quand ses
amis lui demandaient ce qu'il avait fait depuis un mois qu'on ne le
voyait plus, il leur répondait: «Je vais être heureux», et passait. Le soir
venu, il alla acheter une magnifique écharpe et des épaulettes neuves,
rentra chez lui pour s'habiller, mit le plus grand soin à sa toilette, et se
rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio.
Le bal était magnifique; tout le monde, excepté les officiers de la
garnison, était venu déguisé, selon la teneur des lettres d'invitation, et
cette multitude de costumes variés et élégants, se mêlant et s'agitant au
son d'un nombreux orchestre, offrait l'aspect le plus brillant et le plus
animé. Franz parcourut toutes les salles, s'approcha de tous les groupes,
et jeta les yeux sur toutes les femmes. Plusieurs étaient

remarquablement belles, et pourtant aucune ne lui parut digne d'arrêter
ses regards.
«Elle n'est pas ici, se dit-il en lui-même. J'en étais sûr; ce n'est pas
encore son heure.»
Il alla se placer derrière une colonne, auprès de l'entrée principale, et
attendit, les yeux fixés sur la porte. Bien des fois cette porte s'ouvrit;
bien des femmes entrèrent sans faire battre le coeur de Franz. Mais, au
moment où l'horloge allait sonner onze heures, il tressaillit, et s'écria
assez haut pour être entendu de ses voisins:
«La voilà!»
Tous les yeux se tournèrent vers lui, comme pour lui demander le sens
de son exclamation. Mais, au même instant, les portes s'ouvrirent
brusquement, et une femme qui entra attira sur elle tous les regards.
Franz la reconnut tout de suite. C'était la jeune fille du tableau, vêtue en
dogaresse du XVe siècle, et rendue plus belle encore par la
magnificence de son costume. Elle s'avançait d'un pas lent et
majestueux, regardant avec assurance autour d'elle, ne saluant personne,
comme si elle eût été la reine du bal. Personne, excepté Franz, ne la
connaissait; mais tout le monde, subjugué par sa merveilleuse beauté et
son air de grandeur, s'écartait respectueusement et s'inclinait presque
sur son passage. Franz, à la fois ébloui et enchanté, la suivait d'assez
loin. Au moment où elle arrivait dans la dernière salle, un beau jeune
homme, portant le costume de Tasso, chantait, en s'accompagnant sur
la guitare, une romance en l'honneur de Venise. Elle marcha droit à lui,
et, le regardant fixement, lui demanda qui il était pour oser porter un
pareil costume et chanter Venise. Le jeune homme, atterré par ce regard,
baissa la tête en pâlissant, et lui tendit sa guitare. Elle la prit, et,
promenant au hasard sur les cordes ses doigts blancs comme l'albâtre,
elle entonna à son tour, d'une voix harmonieuse et puissante, un chant
bizarre et souvent entrecoupé:
«Dansez, riez, chantez, gais enfants de Venise! Pour vous, l'hiver n'a
point de frimas, la nuit pas de ténèbres, la vie pas de soucis. Vous êtes
les heureux du monde, et Venise est la reine des nations. Qui a dit non?

Qui donc ose penser que Venise n'est pas toujours Venise? Prenez
garde! Les yeux voient, les oreilles entendent, les langues parlent;
craignez le conseil des Dix, si vous n'êtes pas de bons citoyens. Les
bons citoyens dansent, rient et chantent, mais ne parlent pas. Dansez,
riez, chantez, gais enfants de Venise!--Venise, seule ville qui n'ait pas
été créée par la main, mais par l'esprit de l'homme, toi qui sembles faite
pour servir de demeure passagère aux âmes des justes, et placée comme
un degré pour elles de la terre aux cieux; murs qu'habitèrent les fées, et
qu'anime encore un souffle magique; colonnades aériennes qui
tremblez dans la brume; aiguilles légères qui vous confondez avec les
mâts flottants des navires; arcades qui semblez contenir mille voix pour
répondre à chaque voix qui passe; myriades d'anges et de saints qui
semblez bondir sur les coupoles et agiter vos ailes de marbre et de
bronze quand la brise court sur vos fronts humides; cité qui ne gis pas,
comme les autres, sur un sol morne et fangeux, mais qui flottes, comme
une troupe de cygnes, sur les
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