LOrco | Page 8

George Sand
en la serrant contre son coeur, pourquoi
ces larmes?
--Le Lion! le Lion!» lui répondit-elle en levant vers le ciel son bras de
marbre.
Franz porta ses regards vers le point du ciel qu'elle lui montrait, et vit
en effet la constellation du Lion qui brillait solitaire au milieu des
nuages.
«Qu'importe? Les astres ne peuvent rien sur nos destinées; et s'ils
pouvaient quelque chose, nous trouverions des constellations
favorables pour lutter contre les étoiles funestes.
--Vénus est couchée, hélas! et le Lion se lève. Et là-bas! regarde là-bas!
qui peut lutter contre ce qui vient là-bas!»
Elle prononça ces mots avec une sorte d'égarement, en abaissant le bras
vers l'horizon. Franz tourna les yeux vers le côté qu'elle désignait, et vit
un point noir qui se dessinait sur les flots au milieu d'une auréole de
feu.
«Qu'est-ce là? dit-il avec un profond étonnement.
--C'est le destin, répondit-elle, qui vient chercher sa victime. Laquelle?
vas-tu dire. Celle que je voudrai. Tu as bien entendu parler de ces
gentilshommes autrichiens qui montèrent avec moi dans ma gondole, et
ne reparurent jamais?
--Oui. Mais cette histoire est fausse.
--Elle est vraie. Il faut que je dévore ou que je sois dévorée. Tout
homme de ta nation qui m'aime et que je n'aime pas, meurt. Et tant que

je n'en aimerai pas un, je vivrai et je ferai mourir. Et si j'en aime un, je
mourrai. C'est mon sort.
--Ô mon Dieu! qui donc es-tu?
--Comme il avance! Dans une minute il sera sur nous. Entends-tu?
entends-tu?»
Le point noir s'était approché avec une inconcevable rapidité, et avait
pris la forme d'un immense bateau. Une lumière rouge sortait de ses
flancs et l'entourait de toutes parts; de grands fantômes se tenaient
immobiles sur le pont, et une quantité innombrable de rames s'élevait et
s'abaissait en cadence, frappant l'onde avec un bruit sinistre, et des voix
caverneuses chantaient le Dies iræ en s'accompagnant de bruits de
chaînes.
«Ô la vie! ô la vie! reprit l'inconnue avec désespoir, Ô Franz! voici le
navire! le reconnais-tu?
--Non; je tremble devant cette apparition terrible, mais je ne la connais
pas.
--C'est le Bucentaure. C'est lui qui a englouti tes compatriotes. Ils
étaient ici, à cette même place, à cette même heure, assis à côté de moi,
dans cette gondole. Le navire s'est approché comme il s'approche. Une
voix m'a crié: Qui vive? j'ai répondu: Autriche. La voix m'a crié:
Hais-tu ou aimes-tu? J'ai répondu: Je hais; et la voix m'a dit: Vis. Puis
le navire a passé sur la gondole, a englouti tes compatriotes, et m'a
portée en triomphe sur les flots.
--Et aujourd'hui?...
--Hélas! la voix va parler.»
En effet, une voix lugubre et solennelle, imposant silence au funèbre
équipage du Bucentaure, cria: «Qui vive?
--Autriche», répondit la voix tremblante de l'inconnue.

Un choeur de malédiction éclata sur le Bucentaure qui s'approchait
avec une rapidité toujours croissante. Puis un nouveau silence se fit, et
la voix reprit:
«Hais-tu ou aimes-tu?»
L'inconnue hésita un moment; puis, d'une voix éclatante comme le
tonnerre, elle s'écria: «J'aime!»
Alors la voix dit:
«Tu as accompli ta destinée. Tu aimes l'Autriche! Meurs, Venise!»
Un grand cri, un cri déchirant. désespéré, fendit l'air, et Franz disparut
dans les flots. En remontant à la surface, il ne vit plus rien, ni la
gondole, ni le Bucentaure, ni sa bien-aimée. Seulement, à l'horizon,
brillaient de petites lumières; c'étaient les fanaux des pêcheurs de
Murano. Il nagea du côté de leur île, et y arriva au bout d'une heure.
Pauvre Venise!»
Beppa avait fini de parler; des larmes coulaient de ses yeux. Nous les
regardâmes couler en silence, sans chercher à la consoler. Mais tout
d'un coup elle les essuya, et nous dit avec sa vivacité capricieuse: «Eh
bien! qu'avez-vous donc à être si tristes? Est-ce là l'effet que produisent
sur vous les contes de fées? N'avez-vous jamais entendu parler de
l'Orco, le Trilby vénitien? Ne l'avez-vous jamais rencontré le soir dans
les églises ou au Lido? C'est un bon diable, qui ne fait de mal qu'aux
oppresseurs et aux traîtres. On peut dire que c'est le véritable génie de
Venise. Mais le vice-roi, ayant appris indirectement et confusément
l'aventure périlleuse du comte de Lichtenstein, fît prier le patriarche de
faire un grand exorcisme sur les lagunes, et depuis ce temps l'Orco n'a
point reparu.»

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