LImmortel | Page 7

Alphonse Daudet
elle ne savait rien, tirait au hasard. Mais ce mot de paperasses lui restait sur le coeur; des pi��ces autographiques sans rivales, des lettres sign��es Richelieu, Colbert, Newton, Galil��e, Pascal, des merveilles acquises pour un morceau de pain et qui repr��sentaient une fortune. ?Oui, madame, une fortune.? Il se montait, citait des chiffres, des offres qu'on lui avait faites, Bos, le fameux Bos de la rue de l'Abbaye, et il s'y connaissait, celui-l��! pr��t �� donner vingt mille francs rien que pour trois pi��ces de la collection, trois lettres de Charles-Quint �� Fran?ois Rabelais.
?Des paperasses, ah! oui-da!?
Mme Astier l'��coutait stup��faite. Elle savait bien que depuis deux ou trois ans il s'��tait mis �� collectionner des vieux papiers, il lui parlait quelquefois de ses trouvailles, qu'elle ��coutait de cette oreille distraite et vague d'une femme qui entend la m��me voix d'homme depuis trente ans; mais jamais elle n'aurait pu supposer... Vingt mille francs pour trois pi��ces!... et comment n'acceptait-il pas?
Le bonhomme ��clata comme un coup de mine:
?Vendre mes Charles-Quint!... Jamais!... Je vous verrais tous manquer de pain, aller aux portes, je n'y toucherais pas, entendez-vous!? Il frappait sur la table, tr��s pale, la bouche en avant, maniaque et f��roce; un Astier-R��hu extraordinaire que sa femme ne connaissait pas. Les ��tres ont ainsi dans le rayonnement subit d'une passion des aspects ignor��s de leurs plus intimes. Presque aussit?t, redevenu tr��s calme, l'acad��micien s'expliqua, un peu honteux; ces documents lui ��taient indispensables pour la confection de ses livres, maintenant surtout qu'il n'avait plus les archives des Affaires ��trang��res. Vendre ces mat��riaux, ce serait renoncer �� ��crire! Aussi songeait-il plut?t �� les accro?tre. Et finissant sur une note ambre et tendre o�� l'on sentait tous les regrets, toutes les d��ceptions de sa paternit��: ?Apr��s moi, monsieur mon fils vendra, s'il lui convient, et puisqu'il ne veut qu'��tre riche, je vous garantis qu'il le sera.
--Oui, mais en attendant...?
Ce fut dit, cet ?en attendant,? d'un petit ton fl?t�� si monstrueusement naturel et tranquille, que L��onard, outr�� de jalousie contre ce fils qui lui tenait tout le coeur de sa femme, riposta dans un solennel coup de machoire:
?En attendant, madame, que les autres fassent comme moi... Je n'ai pas d'h?tel, moi, ni de chevaux, ni de charrette anglaise. Le tramway me suffit pour mes courses et, comme appartement, un troisi��me sur entresol o�� je suis la proie de Teyss��dre; je travaille nuit et jour, j'entasse les volumes, deux, trois in-8o par an, je suis de deux commissions de l'Acad��mie, je ne manque pas une s��ance, je figure �� tous les enterrements, et m��me, l'��t��, je n'accepte aucune invitation de campagne pour ne pas perdre un seul jeton. Je souhaite �� monsieur mon fils, quand il aura soixante-cinq ans, de montrer le m��me courage!?
C'��tait la premi��re fois depuis longtemps qu'il parlait de Paul, et avec cette apret��. La m��re en restait saisie, et dans le regard en dessous, presque cruel, qu'elle jetait �� son mari, per?ait comme un respect qui n'y ��tait pas tout �� l'heure.
?On sonne... dit vivement L��onard, d��j�� lev��, la serviette au dos de sa chaise... Ce doit ��tre mon homme.
--Quelqu'un pour madame... Ils commencent de bonne heure, aujourd'hui!...?
Corentine posait une carte au bord de la table, de ses gros doigts de cuisine essuy��s vivement �� son tablier. Mme Astier regarda la carte. ?Vicomte de Freydet;? un ��clair traversa ses yeux... Et tout haut, d'un ton pos�� qui cachait sa joie: ?M. de Freydet est donc �� Paris?...
--Oui, pour son livre...
--Ah! mon Dieu! son livre... Et moi qui ne l'ai pas encore coup��... De quoi ?a parle-t-il, ce livre-l��?...?
Elle pr��cipitait ses derni��res bouch��es, lavait le bout de ses doigts blancs dans son verre pendant que son mari lui donnait distraitement quelques notions sur le nouveau volume de Freydet... _Dieu dans la Nature_, po��me philosophique... En instance pour le prix Boisseau... ?Oh! il l'aura, n'est-ce pas?... Il faut qu'il l'ait... Ils sont si gentils, lui et sa soeur... Il est si bon pour cette pauvre paralytique.?
Astier eut un geste ��vasif. Il ne pouvait r��pondre de rien, mais il recommanderait certainement Freydet, qui lui semblait en progr��s r��el. ?Mon appr��ciation personnelle, s'il vous la demande, est celle-ci: il y en a encore un peu trop pour mon go?t, mais beaucoup moins que dans ses autres livres. Et dites-lui que son vieux ma?tre est content.?
De quoi y avait-il trop? de quoi y avait-il moins? Mme Astier le savait probablement, car sans demander d'explications, elle sortit de table et passa, toute l��g��re, dans le cabinet transform�� en salon pour ce jour-l��.
Derri��re elle, L��onard Astier, de plus en plus pr��occup��, ��mietta quelques instants avec son couteau ce qu'il restait de fromage d'Auvergne dans son assiette; puis d��rang�� de ses r��flexions par Corentine, qui desservait en hate sans prendre garde �� lui, il se leva p��niblement, et remontant dans sa soupente
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