LHomme invisible | Page 3

H.G. Wells
sorte de rougeoiement
qu'elles n'avaient pas eu jusqu'alors.
« J'ai des bagages à la gare de Bramblehurst », dit-il.
Et il demanda comment il pourrait se les faire envoyer. Très poliment,
il inclina sa tête emmaillotée pour remercier Mme Hall de ses
explications.
« Demain ! dit-il. N'est-il pas possible d'avoir cela plus rapidement ? »
Il parut contrarié quand elle lui répondit que non. En était-elle bien
sûre ? N'y avait-il pas un homme qui voulût y aller avec une
charrette ?…
Mme Hall, sans hésiter, lui expliqua les difficultés du pays, et la
conversation s'engagea.
« Il y a, monsieur, une route très montante, par la dune », dit-elle pour
écarter l'idée de la voiture.
Puis, allant au-devant d'une confidence : « Une voiture y avait versé, un
peu plus d'un an auparavant. Un monsieur avait été tué, sans compter le
cocher. Les accidents, monsieur, arrivent si vite, n'est-ce pas ? »
Mais le visiteur n'était pas si commode à mettre en train.
« Oui, en effet ! » dit-il à travers son foulard, en observant
tranquillement Mme Hall à l'abri de ses verres impénétrables.

« Sans compter qu'il faut longtemps encore pour se rétablir, n'est-ce
pas ? Tenez, mon neveu, Tom, il s'est coupé au bras, en jouant avec une
faux, en tombant dessus dans un champ où l'on faisait les foins. Dieu
me pardonne, il est resté trois mois, monsieur, sans pouvoir rien faire.
C'est à ne pas le croire : j'ai toujours, depuis lors, grand-peur des faux.
– Je comprends cela !
– Nous avons craint, une fois, qu'il n'eût à subir une opération. Il était si
mal, monsieur ! »
Le visiteur éclata brusquement d'un rire qu'il parut réprimer et étouffer
dans sa bouche.
« Ah ! vraiment !… fit-il.
– Oui, monsieur. Et il n'y avait pas de quoi rire, occupée de lui comme
je l'étais, parce que ma sœur avait assez de besogne avec son petit
monde. Il y avait des pansements à faire, défaire. En sorte que, si j'osais
le dire, monsieur…
– Voulez-vous me donner des allumettes ? fit brusquement l'étranger.
Ma pipe est éteinte. »
Mme Hall fut arrêtée net. Cela était vraiment malhonnête de la part de
ce monsieur, après qu'elle venait de lui dire tout ce qu'elle avait eu
d'ennuis !… Elle le dévisagea un moment, interloquée ; puis elle se
rappela les deux souverains donnés à l'arrivée, et cela fit qu'elle alla
chercher des allumettes.
« Merci ! » fit-il, quand elle lui en apporta.
Et il se détourna de nouveau pour regarder par la fenêtre.
Évidemment il était chatouilleux sur la question des opérations et des
pansements. Elle n'osa plus rien dire, mais cette manière de la rudoyer
l'avait irritée… Millie eut lieu de s'en apercevoir pendant l'après-midi.
Le voyageur resta dans le salon jusqu'à quatre heures, sans donner à

son hôtesse prétexte à y entrer ; il demeura presque continuellement
immobile, sans doute assis, dans l'obscurité croissante, fumant à la
lueur du foyer, ou peut-être sommeillant. Une ou deux fois, quelque
oreille attentive l'aurait entendu tisonner ; après cela, pendant cinq
minutes, il arpentait la pièce. Il semblait se parler à lui-même. Puis le
fauteuil craquait : il venait de se rasseoir.

CHAPITRE II LES PREMIÈRES IMPRESSIONS DE TEDDY
HENFREY
À quatre heures, il faisait tout à fait sombre. Au moment où Mme Hall
prenait son courage à deux mains pour aller demander à son hôte s'il
désirait du thé, Teddy Henfrey, le petit horloger, entra dans le bar.
« Vrai, madame Hall, voilà un fichu temps pour des bottines légères ! »
La neige tombait de plus en plus fort.
Mme Hall acquiesça d'un hochement de tête et remarqua que Teddy
avait sa trousse avec lui.
« Pendant que vous êtes là, monsieur Teddy, je vous serais obligée de
vouloir bien donner à la vieille pendule, dans le salon, un petit coup
d'œil. Elle marche et elle sonne bien, mais la petite aiguille s'obstine à
marquer six heures. »
Lui montrant le chemin, elle se dirigea vers la porte du salon ; elle
frappa et entra.
Son hôte – elle le vit en entrant – était assis dans le fauteuil devant le
feu, assoupi à ce qu'il semblait ; sa tête emmaillotée s'inclinait de côté.
Pour toute lumière dans la chambre, la lueur rougeâtre qui venait du
foyer. Tout était ou violemment éclairé ou tout à fait sombre. Elle avait
d'autant plus de peine à rien distinguer qu'elle venait précisément
d'allumer la lampe du bar et que ses yeux étaient encore éblouis. Mais,
pendant une seconde, il lui parut que l'homme qu'elle regardait avait
une bouche énorme, béante, une bouche invraisemblable, qui

« mangeait » tout le bas de sa figure. Ce fut une image instantanée : une
tête enveloppée de blanc, de gros yeux
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