encore s'en tirer... J'ai vu, hier soir,
madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rue Neuve; elle me prendra
lundi. Si tu te mets avec ton ami de la Glacière, nous reviendrons sur
l'eau avant six mois, le temps de nous nipper et de louer un trou
quelque part, où nous serons chez nous... Oh! il faudra travailler,
travailler...
Lantier se tourna vers la ruelle, d'un air d'ennui. Gervaise alors
s'emporta.
-- Oui, c'est ça, on sait que l'amour du travail ne t'étouffe guère. Tu
crèves d'ambition, tu voudrais être habillé comme un monsieur et
promener des catins en jupes de soie. N'est-ce pas? tu ne me trouves
plus assez bien, depuis que tu m'as fait mettre toutes mes robes au
Mont-de-Piété... Tiens! Auguste, je ne voulais pas t'en parler, j'aurais
attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit; je t'ai vu entrer au
Grand-Balcon avec cette traînée d'Adèle. Ah! tu les choisis bien! Elle
est propre, celle-là! elle a raison de prendre des airs de princesse... Elle
a couché avec tout le restaurant.
D'un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d'un
noir d'encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère
soufflait une tempête.
-- Oui, oui, avec tout le restaurant! répéta la jeune femme. Madame
Boche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de soeur,
parce qu'il y a toujours une queue d'hommes dans l'escalier.
Lantier leva les deux poings; puis, résistant au besoin de la battre, il lui
saisit les bras, la secoua violemment, l'envoya tomber sur le lit des
enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha, en bégayant,
de l'air farouche d'un homme qui prend une résolution devant laquelle il
hésitait encore:
-- Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise... Tu as eu tort, tu
verras.
Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée
au bord du lit, les tenait dans une même étreinte; et elle répétait cette
phrase, à vingt reprises, d'une voix monotone:
-- Ah! si vous n'étiez pas là, mes pauvres petits!... Si vous n'étiez pas
là!... Si vous n'étiez pas là!...
Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeau
de perse déteinte, Lantier n'écoutait plus, s'enfonçait dans une idée fixe.
Il resta ainsi près d'une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatigue
qui appesantissait ses paupières. Quand il se retourna, s'appuyant sur le
coude, la face dure et déterminée, Gervaise achevait de ranger la
chambre. Elle faisait le lit des enfants, qu'elle venait de lever et
d'habiller. Il la regarda donner un coup de balai, essuyer les meubles; la
pièce restait noire, lamentable, avec son plafond fumeux, son papier
décollé par l'humidité, ses trois chaises et sa commode éclopées, où la
crasse s'entêtait et s'étalait sous le torchon. Puis, pendant qu'elle se
lavait à grande eau, après avoir rattaché ses cheveux, devant le petit
miroir rond, pendu à l'espagnolette, qui lui servait pour se raser, il parut
examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nu qu'elle montrait, comme si
des comparaisons s'établissaient dans son esprit. Et il eut une moue des
lèvres. Gervaise boitait de la jambe droite; mais on ne s'en apercevait
guère que les jours de fatigue, quand elle s'abandonnait, les hanches
brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit, elle traînait sa jambe, elle
s'appuyait aux murs.
Le silence régnait, ils n'avaient plus échangé une parole. Lui, semblait
attendre. Elle, rongeant sa douleur, s'efforçant d'avoir un visage
indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet du linge sale jeté
dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda:
-- Qu'est-ce que tu fais?... Où vas-tu?
Elle ne répondit pas d'abord. Puis, lorsqu'il répéta sa question,
furieusement, elle se décida.
-- Tu le vois bien, peut-être... Je vais laver tout ça... Les enfants ne
peuvent pas vivre dans la crotte.
Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d'un nouveau
silence, il reprit:
-- Est-ce que tu as de l'argent?
Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher les chemises
sales des petits qu'elle tenait à la main.
-- De l'argent! où veux-tu donc que je l'aie volé?...
Tu sais bien que j'ai eu trois francs avant-hier sur ma jupe noire. Nous
avons déjeuné deux fois là-dessus, et l'on va vite, avec la charcuterie...
Non, sans doute, je n'ai pas d'argent. J'ai quatre sous pour le lavoir... Je
n'en gagne pas comme certaines femmes.
Il ne s'arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit, il passait en
revue les quelques loques pendues autour de la chambre. Enfin il
décrocha le pantalon et le châle, ouvrit la commode, ajouta au paquet
une camisole et deux chemises de femme; puis, jetant le
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.